La mémoire des lieux

2020-2021
70 Photos / Texte


Avant de tomber amoureux d'une de ses filles, Flers m’était, je dois l'avouer, complètement inconnue. Je n'aurais su ni la situer sur une carte, ni s’il fallait en prononcer le s qui termine son nom. Une ville où l'on ne vient que par amour ou pour le travail, dit-on. Validant la première raison de l’adage, je découvre la ville lors du réveillon de 2003, et par là-même, ma belle-famille.
Je me souviens, qu'arrivant par la route de Paris, je scrutais le paysage tant attendu au travers des vitres de la voiture, y cherchant sans doute les signes qui m’en dévoileraient plus sur celle assise à mes côtés. Je confrontais le réel à mes images forgées à l’écoute de François Morel, qui savait glisser de discrètes évocations de la ville et du bocage dans ses chroniques radiophoniques hebdomadaires. Comme des messages secrets à l’intention des natifs, métamorphosant celle que j'aime en Shéhérazade, en conteuse des souvenirs et de la mémoire des lieux. Mais en ce jour d'hiver, à ma première vision, c’est le gris qui s’imposa, celui qui unit la pierre et l'ardoise des toits au ciel, reléguant le vert de la campagne loin derrière nous.
Il nous fallait, pour rejoindre la maison familiale, traverser la ville de part en part, comme une visite par ces petits trains qui sillonnent les villes touristiques. Sauf qu'ici, les monuments ne sont pas ceux traditionnellement mis en valeur. Sur notre gauche, l’hôpital, bloc de béton des années 80, apparait tel un château surplombant la cité et offre une vue panoramique sur la ville, puis suivant la route qui plonge vers le centre, c'est au tour de la Sonofoque d'envahir notre vision. L'usine et ses ouvriers en débordent de part et d'autre de la rue, prenant possession des trottoirs et bas-côtés, teintant ma première impression d'un air de film de Ken Loach. Je ne sais pas alors que la cheminée de cette fonderie, qui a discrètement disséminé le nom de la ville sur les plaques d'égout de toute la France durant des décennies, crache sa fumée pour sa dernière année. Pas vraiment une tragédie, même si le visage de ce quartier et de la ville s’en trouvera profondément modifié. L’usine gênait plus qu’elle ne plaisait ; et pas uniquement les voisins qui se réjouissent de ne plus vivre sous le panache noir et malodorant, de ne plus avoir leurs jours et nuits scandés par le son des sirènes de roulement ou d’alerte.

Poursuivant la route, il nous faut descendre la rue du 6 juin 44, qui fait office de Champs Élysées locaux, parée pour la saison de ses lumières de Noël. Une date qui rappelle à quel point la ville fut meurtrie par la guerre, presque entièrement rasée par les bombardements et rebâtie de cette architecture uniforme et intemporelle de la reconstruction devenue plus typique de la région que les chaumières en torchis. Au carrefour avec la rue de la Boule, surgit l’église St Germain, copie impressionnante, mais sans finesse, de Notre Dame de Paris. De cette arrivée, j’ai le souvenir de me sentir comme un personnage d’un roman de Modiano, traversant une ville où, à défaut de cours d’eau, coule la nostalgie, glissant dans le décor d’un autre temps pourtant si familier. Aux antipodes de mon ressenti, un homme me confiera, des années plus tard, qu’entrant à Flers, pour la première fois, fuyant Paris en quête d'un coin pour vivre, la perçut comme lumineuse, colorée, deux adjectifs ; lui arrivait de la route de Vire, moi de l’est. La ville ne se révèle pas à l’identique selon le sens ou l’humeur avec laquelle on l’aborde.
Le souffle des vaches

La longue route depuis Toulouse n’a maintenant plus trop de mystère pour moi. Je ne peux pas en dire autant de la géographie locale. Tant d’allers-retours pour des fêtes de familles qui sont plus propices à manger, boire, rire qu’à arpenter le territoire. Propices aussi aux discussions sans fin, aux anecdotes, aux faits divers et autres nouvelles du coin. Comme un rituel, chaque Noël, après le calva du père Yves, on sort les albums photos, se souvenant, avec ceux qui sont autour de la table, de ceux qui manquent, en de belles évocations d’un passé poli par les vagues du temps. Les souvenirs fusent et moi, je voyage dans le bocage, à l’écoute de cette mémoire familiale devenant à mon tour porteur de cette précieuse oralité. Les premières années, quand Mamie Odette était encore là, on partait la voir chez elle ; ça nous donnait une excuse pour s’éclipser, se retrouver à deux. Pas longtemps, puisque, sa maison est à 500m à peine, après le virage. Juste le temps de refaire le chemin de l'enfance, de me raconter ses soirs après l’école, ou peut-être étaient-ce les mercredis après-midi ? Ces temps où elle allait chez sa grand-mère, attendant les parents. A la sonnerie du téléphone, il était temps de regagner la maison. L’hiver, la nuit tombe vite. Jusqu’au tournant, elle se savait sous la protection du regard de l’aïeule après …. la maison familiale n’était plus qu'un point de mire à atteindre au plus vite dans cette odyssée nocturne. Le souffle des vaches, invisibles, tapies dans la nuit, devenait la bande-son du film inquiétant de son imaginaire, transformant Prim’Holsteins, Montbéliardes ou Normandes en créatures plus terrifiantes encore que celles de Lovecraft. Ce soir nous rentrons a deux, sous la nuit étoilée, les vaches sont toujours là, de part et d'autre de la route, la peur n'est plus qu'un souvenir qu'un souffle pourrait venir réveiller.

2021 - Pour la première fois, je viens seul à Flers ; cette fois, ce n’est pas l’amour qui m’y conduit mais le travail, complétant ainsi le diptyque des raisons essentielles pour venir ici. Un projet de résidence photographique, pour enfin réunir Histoire et Géographie. Je veux me rendre sur les lieux de cette histoire familiale que je porte désormais en moi. Une façon, de glaner un peu plus de cette mémoire avant que l’ensemble ne se soit, comme le veut l’époque, évaporé dans les nuages informatiques. Poussant la recherche, je décide de récolter, auprès d'autres habitants, les souvenirs des lieux. Ces endroits qui, pour l’un ou l’autre, constituent le mémorial intime d’un moment de vie heureux ou tragique. Je lance un appel à témoignages sur Facebook, un autre dans l’Orne Combattante plus consultée ici que les meta-murs de Zuckerberg, et puis je compte sur le bouche à oreille. Mais le pays n’est pas connu pour se livrer au premier étranger de passage et, entre couvre-feu et fermeture des cafés, la période n’est pas propice aux rencontres spontanées, les sollicitations sont peu nombreuses.
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Extraits du texte “La mémoire des lieux” - Autoedition


Guidé par le souvenir de ses habitants, Arno Brignon a arpenté la ville de Flers de février à novembre 2021. Une errance où les lieux désignés sont le réceptacle d’une mémoire intime, qui par la magie de l’argentique révèle un territoire en latence en attente d’un devenir encore incertain. Le temps y semble ralenti, la matière photosensible résonne avec celle des souvenirs et rêves qui hantent la ville. Si la photographie n’est pas une fenêtre ouverte sur le réel, elle s’affirme comme médium et comme intermédiaire entre le modèle, le photographe et le spectateur dans une recherche perpétuelle de la bonne distance. Arno Brignon vient ici capter le point de rencontre de l’histoire et l’intime, raconte des souvenirs altérés jusqu’à en devenir poésie, pour permettre à celui qui les reçoit de les faire siens.