Le juste espacement

« Je lis en même temps : cela sera et cela a été?; j'observe avec horreur un futur antérieur dont la mort est l'enjeu. En me donnant le passé absolu de la pose, la photographie me dit la mort au futur1. » Roland Barthes décrit ainsi, dans son ouvrage La Chambre Claire, un portrait pris par Alexandre Gardner montrant Lewis Payne, un jeune condamné à mort. Cette photographie porte en elle ce qui a été et ce qui ne sera plus, elle présente à la fois la vie d’alors et la mort à venir, tout comme elle manifeste cette vie qui n'est plus et la mort présente. L'auteur établit ainsi la dualité temporelle inhérente à toute photographie puisque celle-ci induit une inéluctable superposition de deux moments : celui de la prise de vue avec celui du regard.
Plus que la rencontre de deux temps étrangers, les photographies d'Arno Brignon semblent produire un étirement de l'un à l'autre. Dans la série Joséphine commencé en 2009, à la naissance de sa fille, et poursuivie depuis, on retrouve au présent les souvenirs du passé : le temps des câlins dans les draps froissés à l'une des extrémités de la nuit, les petits chagrins qui remplissent les yeux de larmes, les grandes chaleurs de l'été quand elles dévoilent les corps étirés des touts-petits qui ont cessé de l'être. Mais loin des clichés habituels que nous réserve habituellement la pratique amateur, le photographe a laissé s'inscrire sur la surface photosensible des non-événements, des moments sans gloire, sans spectacle, dépourvus des gâteaux d'anniversaire, des robes de mariée ou des cartables de rentrée qui façonnent la chronologie des albums de familles. Si bien qu'entre les clichés d'Arno Brignon, qu'entre la prise de vue et notre regard, le temps ne s'est pas arrêté tout à fait, il a ralenti, il s'est dilaté. Ces souvenirs sur papiers paraissent au spectateur aussi enchevêtrés et nébuleux que ceux que nous gardons en mémoire, plus sensibles que factuels, plus chimériques que réels.
Il faut dire que le choix de l'argentique par l'artiste n'est pas anodin puisqu'il faut bien attendre avant de voir l'image, qu'il faut patienter jusqu'au retour au laboratoire, jusqu'à l'apparition de la représentation sous les effets du révélateur. Pour éprouver la durée, l'artiste a parfois même recours à la technique plus empirique et aléatoire du sténopé, qui nécessite quelques instants d'immobilité. Ses curieuses petites boîtes bricolées lui permettent ainsi d'aller à la rencontre des habitants du Couserans, dans ce territoire rural où diverses temporalités cohabitent. D'ailleurs, le brouillage, l'artiste l'intensifie dans cette série intitulée Based on true story (2016) en mêlant aux images prises, des photographies de famille anciennes qui lui ont été confiées.
Le temps, c'est également celui de la résidence, un contexte de création que privilégie souvent Arno Brignon. Arraché de ses obligations quotidiennes mais également de sa zone de confort, l'artiste a l'opportunité d'y devenir le flâneur, le parfait observateur d'un territoire dont il se détache pour mieux l’analyser, dont parlent Baudelaire dans Les fleurs du mal et Walter Benjamin après lui dans Les Passages.
Enfin, le temps, c'est également celui qui imprègnent certains lieux. La série La Falgarié (2017) retrace les derniers moments d'un complexe HLM peu à peu déserté, dans l'attente d'une réhabilitation urbanistique. Le quartier n'est plus animé que d'un mouvement extrêmement ralenti, perçu comme stoppé, avant même que l'obturateur ne se referme sur lui. Pour Dans les murs (2018), l'artiste a enduit les parois du vieil hôpital de Lectoure d'un produit photosensible permettant de faire apparaître provisoirement le portrait des habitants pris à la chambre.

Au-delà du temps, il y a dans le travail d'Arno Brignon une expérimentation de la matérialité de la photographie. L'artiste engendre des re-présentations qui se donnent à saisir comme telles. Si l'invention de la perspective en peinture, perfectionnée par l'usage de la camera obscura, puis la découverte de la photographie ont constitué des promesses d'une expérience toujours plus immédiate, plus authentique, plus transparente du réel, chez l'artiste, il s'agit d'assumer les diverses mutations comme le passage du volume à la deux dimensions et le changement d'échelle qui font que l'image photographique n'est jamais un duplicata exact de la réalité. Ainsi le recours répété au noir et blanc, le grain omniprésent, les accidents et les flous précieusement conservés rappellent que ce que nous voyons n'est en aucun cas ce que nous aurions pu voir lors de la prise de vues. Ici, la photographie ne simule pas une fenêtre ouverte pour laisser apparaître le réel. Au contraire, elle s'affirme comme medium et donc comme intermédiaire entre le modèle, l'artiste et le spectateur. Elle maintient le sujet à une certaine distance, si bien qu'il n'y a jamais de voyeurisme, d’indiscrétion, de dévoilement narcissique, mais une sorte d'équilibre, de respect, de douceur aussi... Par exemple, quand il photographie le Pas de la Case, dont l'existence est justifiée par un statut géopolitique autorisant à bâtir de la richesse en dehors des cadres législatifs habituels, Arno Brignon se garde de confirmer notre perception stéréotypée qui envisage ce territoire comme un immense supermarché. Bien que quelques devantures de magasins soient visibles, il substitue aux néons des enseignes et aux rayonnages surchargés de produits détaxés, la lumière tamisée d'une salle de billard, l'obscurité de la ruelle qui borde un hôtel, la brume sur la station de ski désertée et restitue ainsi l'ambiguïté de cet espace frontalier. Il n'est pas rare que les choses photographiées soient déjà des images du réel : des reflets dans le miroir, dans une vitre, dans une flaque d'eau provoquant une nouvelle mise à distance.

Ainsi le travail d'Arno Brignon se constitue-t-il de rencontres avec un territoire, avec des habitants, avec ses proches, et les flous et les accidents présents dans ses images témoignent paradoxalement de son attachement à ajuster la focale, à chercher le juste espacement.

Julie Martin