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2018-2022
70 Photos / Texte
Amsterdam, État de New York • 29 juillet 2018
Nuit noire sur l’Interstate 90, nous roulons, direction Amsterdam, première étape d’un voyage incertain. Un an plus tôt, Paris, Texas
passe à la télé, je suis comme suspendu. Et un projet à inventer pour le lendemain. L’évidence s’impose à l’écran : je vais suivre Travis.
À défaut de la bourse visée, ce sera une autre, dix fois moins importante, qui m’oblige à débuter la route sans être sûr de la finir un jour.
Ce matin encore, nous étions à New York. Cinq jours déjà que notre avion a atterri à l’aéroport JFK, à peine le temps de croquer dans la Pomme. Les visites s’enchaînent : Moma, Rockfeller Center, statue de la Liberté, Ground Zero, et B&H. Et à l’heure où Manhattan prend dans l’obscurité des airs de Gotham City, nous nous réfugions à Brooklyn, éphémère chez-nous, où les enfants de Do the Right Thing jouent encore avec les bouches d’incendie pour se rafraîchir. La lenteur des trajets en métro vient en contrepied de notre frénésie, propice à la contemplation de celles et ceux qui montent, descendent, parlent, dorment, vivent ici. Nous fondre dans la masse nous rapproche d’un imaginaire collectif
qui nous échappe. Il faut déjà partir.
Interstate 87, plein nord, vers Montréal. J’avais réservé le plus petit modèle de voiture, ce sera une grosse jeep Cherokee. Pour les véhicules, les immeubles, ou les corps, l’échelle n’est ici décidément pas la même. Courte pause près de Woodstock, le temps de s’apercevoir que les hippies y ont passé le flambeau à la communauté juive orthodoxe.
55 Mph, quatre voies dans chaque sens. Une route monotone, un paysage trop ordinaire, le jaune des lignes sur le macadam à peine dépaysant. Le soft power *, et l’hégémonie culturelle américaine qui imprègnent le monde depuis un siècle ont fait leur œuvre. Le terrain paraît connu, les déjà-vu sont partout. Les éprouver est-il libératoire
ou coercitif ?
19 h 00, nous avons dépassé Albany, bifurqué pour l’ouest.
Pris dans le flux de mes pensées, des poids-lourds et des pick-up,
j’en viens à maudire Wim Wenders de m’avoir donné l’envie de cette route. Chaque jour, je doute un peu plus de la légitimité de ma présence.
L’idée de ce road-trip, à parcourir les villes homonymes des douze capitales, incipit de notre Union Européenne, risque de se terminer en un mauvais plagiat. Le fait de partir en famille, en été, n’est pas étranger à mon sentiment d’imposture : suis-je ici en vacances, ou en tant quephotographe ? Dilemme shakespearien. 20 h 00, le logo tout en néon du Super 8 Motel planté en bord de route nous guide comme un phare dans la nuit.
Sortie 27, Amsterdam.
(...)
Nuit noire sur l’Interstate 90, nous roulons, direction Amsterdam, première étape d’un voyage incertain. Un an plus tôt, Paris, Texas
passe à la télé, je suis comme suspendu. Et un projet à inventer pour le lendemain. L’évidence s’impose à l’écran : je vais suivre Travis.
À défaut de la bourse visée, ce sera une autre, dix fois moins importante, qui m’oblige à débuter la route sans être sûr de la finir un jour.
Ce matin encore, nous étions à New York. Cinq jours déjà que notre avion a atterri à l’aéroport JFK, à peine le temps de croquer dans la Pomme. Les visites s’enchaînent : Moma, Rockfeller Center, statue de la Liberté, Ground Zero, et B&H. Et à l’heure où Manhattan prend dans l’obscurité des airs de Gotham City, nous nous réfugions à Brooklyn, éphémère chez-nous, où les enfants de Do the Right Thing jouent encore avec les bouches d’incendie pour se rafraîchir. La lenteur des trajets en métro vient en contrepied de notre frénésie, propice à la contemplation de celles et ceux qui montent, descendent, parlent, dorment, vivent ici. Nous fondre dans la masse nous rapproche d’un imaginaire collectif
qui nous échappe. Il faut déjà partir.
Interstate 87, plein nord, vers Montréal. J’avais réservé le plus petit modèle de voiture, ce sera une grosse jeep Cherokee. Pour les véhicules, les immeubles, ou les corps, l’échelle n’est ici décidément pas la même. Courte pause près de Woodstock, le temps de s’apercevoir que les hippies y ont passé le flambeau à la communauté juive orthodoxe.
55 Mph, quatre voies dans chaque sens. Une route monotone, un paysage trop ordinaire, le jaune des lignes sur le macadam à peine dépaysant. Le soft power *, et l’hégémonie culturelle américaine qui imprègnent le monde depuis un siècle ont fait leur œuvre. Le terrain paraît connu, les déjà-vu sont partout. Les éprouver est-il libératoire
ou coercitif ?
19 h 00, nous avons dépassé Albany, bifurqué pour l’ouest.
Pris dans le flux de mes pensées, des poids-lourds et des pick-up,
j’en viens à maudire Wim Wenders de m’avoir donné l’envie de cette route. Chaque jour, je doute un peu plus de la légitimité de ma présence.
L’idée de ce road-trip, à parcourir les villes homonymes des douze capitales, incipit de notre Union Européenne, risque de se terminer en un mauvais plagiat. Le fait de partir en famille, en été, n’est pas étranger à mon sentiment d’imposture : suis-je ici en vacances, ou en tant quephotographe ? Dilemme shakespearien. 20 h 00, le logo tout en néon du Super 8 Motel planté en bord de route nous guide comme un phare dans la nuit.
Sortie 27, Amsterdam.
(...)
London, État de l’Ohio • 24 juillet 2022
Quatre années ont passé, Londres ne fait plus partie de l’Union européenne. Ce n’est pas la seule perte que nous avons connue. L’incertitude du lendemain est devenue le quotidien de chacun.
Notre couple est à l’unisson. Il y a trois ans, je suis rentré du Chili, emportant avec moi les rugissants du cap Horn. À trop vouloir jouer les Corto Maltese, j’en ai oublié mes amarres, notre amour ballotté
par la formation des vagues. L’esquif ne vogue plus sur les flots calmes. De cette tempête intime, le confinement, en œil du cyclone, notre répit. Le pangolin nous a sauvés du naufrage. Il faut croire que la bête a tout de même quelques vertus magiques.
Avant de retraverser l’Atlantique, j’ai pris le temps de relire mes classiques. Récits de voyages, photos et mots d’aventuriers qui m’ont donné l’envie d’en être. Robert L. Stevenson, Saint-Exupéry, Hugo Pratt, Robert Frank, Sylvain Prudhomme, Nicolas Bouvier… Tous des hommes. Si Catherine Poulain ou Céline Minard se sont bel et bien invitées dans ma pile de livre, nul besoin de remonter à Ulysse pour comprendre que le mythe du voyageur reste sévèrement accroché à celui de la masculinité. Heureusement, les temps changent, j’ai découvert récemment Road to Nowhere, marche performative de l’artiste Lydie Jean-Dit-Pannel vers la ville de Nowhere, Oklahoma.
Et si j’avais espéré mon idée originale, on m’a suggéré qu’Édouard Levé, dans son Amérique, avait, bien avant moi, parcouru les mêmes villes et quelques autres. Je n’irai pas aussi loin dans la dépression que l’écrivain photographe. De ce voyage jaillira un vrai renouveau,
je dois m’en convaincre.
Au registre des évènements survenus depuis notre première virée : Biden a évincé Trump, la Russie a envahi l’Ukraine, le masque est devenu l’accessoire le plus à la mode, celui d’Harvey Weinstein est enfin tombé, libérant la parole des femmes. Le capitalisme, lui, n’a pas vacillé, les voyages intercontinentaux, devenus un temps exceptionnels, redécollent de plus belle, et l’Amazonie brûle chaque jour un peu plus. Face au gouffre, le monde continue d’accélérer. L’époque impose pourtant une obligation à ralentir. Le temps devient une denrée rare, ressource exploitée jusqu’à l’épuisement, comme trop d’autres. Dans ma recherche du temps perdu, j’ai synchronisé mes envies de départ au tempo de l’argentique, la marche devenue, presque, mon unique moyen de déplacement lors de mes résidences. À trois dans l’avion, des centaines de « miles » en voiture à l’horizon, la contradiction est criante.
« Europe is lost, America lost, London lost », scande Kae Tempest, chantre du spoken word. Comme en réponse au poète, l’homonyme
de la capitale britannique est première sur la liste des villes de notre second périple. Mais dans cette quête symbolique, les territoires que je cherche sont moins ceux de l’Ancien Monde que ceux de l’intime.
Mon désir d’explorateur solitaire dissout dans cette dynamique familiale retrouvée, notre aventure est sauvée de la simple répétition, elle reprend sens et devient acte d’amour. Embarqué dans le mythe des couples voyageurs, avec Caroline, je me pose parfois en Don Quichotte, elle ne sera pas pour autant le Sancho Panza qui accompagne son maître dans sa folie. Bonnie and Clyde ou Sailor and Lula ne seront pas plus nos modèles. Si le romantisme a toute sa place dans notre histoire,
nous ne sommes pas ici pour nous détruire mais nous reconstruire.
Il nous faut plutôt suivre Valerian et Laureline. L’héroïne de Mézières est celle qui sauve si souvent le « héros », pas très habile, de ses mauvais choix, et promet une fin heureuse à l’aventure.
Extraits du texte “Us” - Editions Lamaindonne
Quatre années ont passé, Londres ne fait plus partie de l’Union européenne. Ce n’est pas la seule perte que nous avons connue. L’incertitude du lendemain est devenue le quotidien de chacun.
Notre couple est à l’unisson. Il y a trois ans, je suis rentré du Chili, emportant avec moi les rugissants du cap Horn. À trop vouloir jouer les Corto Maltese, j’en ai oublié mes amarres, notre amour ballotté
par la formation des vagues. L’esquif ne vogue plus sur les flots calmes. De cette tempête intime, le confinement, en œil du cyclone, notre répit. Le pangolin nous a sauvés du naufrage. Il faut croire que la bête a tout de même quelques vertus magiques.
Avant de retraverser l’Atlantique, j’ai pris le temps de relire mes classiques. Récits de voyages, photos et mots d’aventuriers qui m’ont donné l’envie d’en être. Robert L. Stevenson, Saint-Exupéry, Hugo Pratt, Robert Frank, Sylvain Prudhomme, Nicolas Bouvier… Tous des hommes. Si Catherine Poulain ou Céline Minard se sont bel et bien invitées dans ma pile de livre, nul besoin de remonter à Ulysse pour comprendre que le mythe du voyageur reste sévèrement accroché à celui de la masculinité. Heureusement, les temps changent, j’ai découvert récemment Road to Nowhere, marche performative de l’artiste Lydie Jean-Dit-Pannel vers la ville de Nowhere, Oklahoma.
Et si j’avais espéré mon idée originale, on m’a suggéré qu’Édouard Levé, dans son Amérique, avait, bien avant moi, parcouru les mêmes villes et quelques autres. Je n’irai pas aussi loin dans la dépression que l’écrivain photographe. De ce voyage jaillira un vrai renouveau,
je dois m’en convaincre.
Au registre des évènements survenus depuis notre première virée : Biden a évincé Trump, la Russie a envahi l’Ukraine, le masque est devenu l’accessoire le plus à la mode, celui d’Harvey Weinstein est enfin tombé, libérant la parole des femmes. Le capitalisme, lui, n’a pas vacillé, les voyages intercontinentaux, devenus un temps exceptionnels, redécollent de plus belle, et l’Amazonie brûle chaque jour un peu plus. Face au gouffre, le monde continue d’accélérer. L’époque impose pourtant une obligation à ralentir. Le temps devient une denrée rare, ressource exploitée jusqu’à l’épuisement, comme trop d’autres. Dans ma recherche du temps perdu, j’ai synchronisé mes envies de départ au tempo de l’argentique, la marche devenue, presque, mon unique moyen de déplacement lors de mes résidences. À trois dans l’avion, des centaines de « miles » en voiture à l’horizon, la contradiction est criante.
« Europe is lost, America lost, London lost », scande Kae Tempest, chantre du spoken word. Comme en réponse au poète, l’homonyme
de la capitale britannique est première sur la liste des villes de notre second périple. Mais dans cette quête symbolique, les territoires que je cherche sont moins ceux de l’Ancien Monde que ceux de l’intime.
Mon désir d’explorateur solitaire dissout dans cette dynamique familiale retrouvée, notre aventure est sauvée de la simple répétition, elle reprend sens et devient acte d’amour. Embarqué dans le mythe des couples voyageurs, avec Caroline, je me pose parfois en Don Quichotte, elle ne sera pas pour autant le Sancho Panza qui accompagne son maître dans sa folie. Bonnie and Clyde ou Sailor and Lula ne seront pas plus nos modèles. Si le romantisme a toute sa place dans notre histoire,
nous ne sommes pas ici pour nous détruire mais nous reconstruire.
Il nous faut plutôt suivre Valerian et Laureline. L’héroïne de Mézières est celle qui sauve si souvent le « héros », pas très habile, de ses mauvais choix, et promet une fin heureuse à l’aventure.
Extraits du texte “Us” - Editions Lamaindonne











Arno Brignon au Pays du Twin Peaks
Au terme de trois années d’allers-retours aux Etats-Unis, le photographe envoie promener le mythe et s’attache à pénétrer une Amérique profonde marquée par la disparition du lien social.
Ce qui est formidable chez Arno Brignon, photographe toulousain de 47 ans, c’est qu’il nous embarque dans un récit de voyage qui est aussi familial, introspectif, imprgrégné des réminiscences enfantines de l’absence du père. Et l’on est autant touché par sa photographie que par son journal de bord très, très bien écrit.
Il y a trois ans, Arno Brignon projette « un road-trip symbolique aux Etats-Unis pour parler de cette société aux parfums post-démocratiques, à ce moment où populisme et technocratie semblent s’affronter un peu partout en Occident. Regarder ce pays né des colons venus d’Europe qui en ont chassé les autochtones, c’est nous regarder aussi, écrit-il, tant nos liens sont forts et tant nos Etats sont unis pour le pire et le meilleur ».
Arno Brignon a choisi de faire étape dans 12 villes américaines éponymes des capitales historiques européennes : Amsterdam, Copenhagen, Berlin, Lisbon, London, Dublin, Brussels, Luxemburg, Rome, Athens, Paris, Madrid. Mais dans le pays le plus photographié au monde, ces villes de l’intérieur se révèlent in situ « banales, intimes, fragiles, menacées par le vide et la disparition ».
Là, des bâtisses victoriennes en bois effondrées sur elles-mêmes depuis la crise des subprimes. Des fruits sans goût vendus 8 dollars, des cartouches 38., 15 dollars. Ici, la grande surface Walmart et la boutique amich. Fox News qui tourne en boucle. Au pays des élans et des parcs naturels, un camping pour pauvres dans une station de ski abandonnée. Dans le Sud, du côté d’Athens, l’héritage confédéré. Partout, l’humain a disparu de l’espace public et, avec lui, le lien social. « Je n’arrive toujours pas à aimer ce pays », avoue le photographe.
Parce qu’entreprendre un road trip aux Etats-Unis, après le photographe Robert Franck, le cinéaste Wim Wenders, les écrivains Jack London et Jack Kerouac, n’a rien d’original, Arno Brignon se singularise : il utilise de vieux appareils photo, dont certains rendent l’âme, des pellicules périmées aux couleurs virées. Il envoie promener le mythe du photographe solitaire en partant avec femme et enfant adolescente, face au sentiment que son histoire d’amour « est comme happée par les trous noirs de ses absences »... Dans cette ambiance à la Twin Peaks, il nous fait partager sa peur de produire un mauvais plagiat, son sentiment d’imposture, écartelé qu’il est entre devoirs familiaux et injonctions photographiques.
La magie de l’argentique opère et fait harmonieusement cohabiter impressions de voyage et photos de famille. « US est devenue us », conclut Arno Brignon, qui estime finalement que « l’enchantement est à chercher en nous, le road trip n’étant en fait qu’un huis clos en mouvement, une introspection partagée où atteindre n’est pas le but ».
Magali Jauffret





