La Formation des vagues

2018 -2019
Résidence à Aussillon - Lectoure- Valparaiso - Condom
35 Photos / Textes



C'est un voyage dans un lieu où l'histoire et la géographie restent incertaines, un lieu où les chiens courent libres dans les rues après les voitures, un lieu où les montagnes et les collines sont un écho incessant aux vagues de l’océan, un lieu à la croissance passée, tombé depuis au champ de bataille de la sainte guerre économique, un lieu où les grands ensembles sont détruits, remplacés par de petits chez soi, un lieu où hôpitaux et écoles deviennent des musées offerts au touriste de passage. Ce lieu n'a pas besoin de nom, tant il ressemble aux autres dans sa perte. Celle de ses habitants, celle d'une identité, celle surtout du lien social. La disparition est en place, l'homme devient un être séparé et la terre un espace uniforme. Le passé est figé dans un décor pour que le présent puisse aller toujours plus vite vers ce futur incertain. Je suis dans ce lieu que je n'ai pas choisi.

Valparaiso, Aussillon, Lectoure et Condom ne forment maintenant plus qu’un dans mon histoire. Le mythique dépend du côté de l’océan où l'on se situe. Pour moi qui pars photographier ces villes, sans rien en connaître, la première chose que j'en voie sont les rues et les murs. L'architecture semble vivante là-bas, endormie ici. Réveillé par la vision d'une église, d'un passant, d'un bus, l'imaginaire qui colle à ces villes me rattrape. Un imaginaire fait de mes projections et plus sûrement encore des photographies, des dessins et des mots de tous les illustres passés ici avant moi. Je ne peux les ignorer en arrivant, tout comme les dangers d'ici, pour moi qui viens d’ailleurs, et contre lesquels on met en garde avant même les salutations. Martine, Freddy, et les autres me racontent en préambule ce qui est arrivé et qui arrivera encore. (...)
(...) Les rencontres sont comme les vagues, nous sommes le vent et l'eau. Deux éléments différents qui se frottent loin de la côte pour venir former une houle qui grossit à mesure que celle-ci se rapproche. Je sens que mon désir d'aller vers l'autre vient du large, que partir permet de me rapprocher plus facilement, de m'autoriser à vivre l’improbable. Je sais aussi que ces rencontres viendront, plus tard, plus loin, quand elles seront devenues souvenir ou lien distant, percuter mon futur avec une force qui comme les vagues sera caresse ou destruction. L'initiatique n'est plus, mais prendre le large, voyager m'est toujours aussi fondamental. Partir, non pour fuir mais comme une ressource indispensable à la vie. Et si partir et arriver au bout du monde est devenu bien trop banal, qu’il semble n’y avoir plus rien à découvrir, maintenant que la terre est cartographiée, satellisée, il est encore plus important d’ajouter du merveilleux au voyage. L’exotisme est teinté d’uniformisation, mais je veux encore croire aux odyssées d’Ulysse, de Stevenson ou de Kerouac. Le voyage change de dimension, l’espace n’est plus une raison au départ, le temps en est une. Changer de rythme, pour pouvoir voir l'infime et laisser s’immiscer le merveilleux dans le quotidien. Mes souvenirs ne seront pas faits de visites au Machu Picchu, à la casa Pablo Neruda et autre Tour Eiffel, mais de ceux qu'on rencontre, de la solitude retrouvée et de cette vie qu'on troque avec plaisir pour celle de l'autre. Le voyage devient une exploration intime... Et pour cela, le nombre de kilomètres ne fait rien à l’affaire. Cinquante en valent bien quinze mille. L’exceptionnel n’est plus le visible, il devient une affaire personnelle. La résidence m'impose la destination, tant mieux. J’évite l’écueil de l'attirant, du spectaculaire, du mimétisme aussi. Elle donne un sens à mon départ. Mon voyage n’est plus le fruit du hasard, ni dans l’idée d'aller voir un ailleurs maintes fois raconté par d'autres. L'autre devient à lui seul le but de mon voyage. Les invitations à ces résidences insoupçonnées et imprévues, semblent sorties de cette vision romantique et naïve qui m'a poussé, il y a dix ans, à devenir photographe.(...)
(...) Dans ce voyage, si les saisons comme les territoires s’entremêlent, novembre devient tour à tour automne et printemps, les collines de Valparaiso répondent aux vallons gascons et l'immeuble de l'Union Obrera semble faire partie de la cité de la Falgalarié, j'ai surtout l'impression que ces villes sont liées par leur devenir, sont plus qu'ailleurs soumises à la disparition. La place de ceux qui ont construit ces murs n'est plus ici, chassés tantôt par le chômage, tantôt par la pression de ceux qui veulent venir s'acheter un coin de carte postale pour les vacances, ou pour venir acheter là où les prix sont encore bas, un temps avant que le quartier ne devienne le prochain à la mode. Alors, pour le moment, les bâtiments se vident, les écoles aussi. Il y a ceux qui se battent pour essayer d'en conserver une mémoire et ceux, plus utopiques encore, une vie au présent. Il y a ceux qui sont restés par obligation. Il y a Medina, « choquée », en entrant dans cet appartement qu'elle pensait perdu. C'était son grand-père, le dernier occupant avant moi, parti dix ans auparavant. Son père est un des rares de cette grande famille à vivre toujours ici ; les autres ont dû partir... Medina est venue chez moi par hasard, comme tous ceux qui viennent manger à la maison. J'invite et je suis invité, non pas comme un rendu, mais comme un geste naturel que l'on voudrait remettre au goût du jour. Saadia cuisine puis Touria, Mathias, Bahia, Fatima, puis vient mon tour pour qu'une fois par semaine, ils viennent manger à notre table. Je ne sais pas qui ils sont lorsqu'ils sonnent et on promet de se revoir lorsque le dessert arrive. À mon tour, je suis invité à m'asseoir à une table qui n'est pas la mienne, un jour à Santa Anna où Ines ne veut recevoir comme paiement que le sourire et une assiette finie, un autre à la caserne des Pompiers pour ces repas qui une fois par mois stoppent l'urgence pour se retrouver ensemble, le suivant à la halle du marché pour la poule au pot hebdomadaire et tant de fois chez Abelina, chez Jean-Luc, avec cette même évidence d'y être à ma place. Une assiette de plus pour celui qui est de passage, un geste ancestral qui passerait presque pour un acte militant aujourd'hui. (...)
(...) Toute histoire a une fin, et pour mon dernier jour, je suis allé au cimetière. Je ne sais pourquoi, peut-être qu'à me sentir si bien ici, j'en venais à me chercher un ancêtre imaginaire, peut-être est-ce une métaphore de la fin de ce travail ou peut-être est-ce simplement parce qu’hier j’étais au bar avec Fabien, le croque-mort. Il me racontait les histoires de ceux qui sont encore là. Des mots entre rire et larmes pour lui qui joue tant avec la vie que la mort ressemble à une anecdote. Comme dans un bon western, il est aimé et détesté par les autres avec autant de certitude, je le sais comme il le sait. Ici, la vérité n'est pas tue, elle est cachée sous les enjolivements de chacun et le réel se transforme au fur et à mesure que l'histoire est contée. Ici, raconteurs et orateurs sont les rois. Et moi, avec mes images, je veux être l'un d'eux. Toute fin est un début. Est-ce ce soir-là que Yasna me tire les cartes ? Je ne sais plus… Je me souviens juste que je tire la lune, le reste m’échappe, et moi avec, puisqu'il est l'heure du retour. À chaque pleine lune pourtant, mon esprit retourne dans ce lieu. Rodrigo m'a dit au moment du départ : « Maintenant, tu sais que si quelque chose tourne mal chez toi, tu as une famille ici. » Je ne serai plus jamais seul, je me suis enfin construit ces murs si fins que l'on peut entendre la voix des autres. Je suis chez moi, face à l'océan. Les vagues semblent libres et pourtant je sais que chacune naît et renaît à un endroit précis. Qu'au fond, elles ont besoin d'un sol pour être. Elles roulent, déferlent sur la côte et se propagent vers le large, se mêlent et se cassent les unes après les autres, sans que l'on puisse jamais savoir où elles s’arrêteront.

(...)


Extraits du texte “La formation des vagues” - Fifv Ediciones


Paru en 1924,Une vague de rêve est un texte assez peu connu de Louis Aragon, pourtant considéré comme le pendant lyrique du premier Manifeste du surréalisme rédigé par André Breton.On peut y lire notamment ceci : « Nous nous plaisions à observer la courbe de nos fatigues, l’égarement qui les suivait. Puis les prodiges apparurent. »Ces mots pourraient s’appliquer très naturellement à l’ouvrage d’Arno Brignon, intitulé La formacion de las Olas – La formation des Vagues.C’est un livre de facture presque expérimentale, à l’atmosphère noire, propice aux dérives imaginaires. On ne sait pas très bien avec qui l’on est, probablement une famille inscrite dans des images au bord de l’effacement, des fantômes, des instances psychiques incarnées de façon fugitive. Nous sommes dans un pays d’Amérique du Sud, au Chili peut-être, dans une ville née d’un rayon de lumière, mais aussi dans une campagne lointaine. La pellicule est rayée, grattée, endommagée, vieillie, vieille – elle a déjà tout vu. Nous observons, nous devinons, mais nous ne verrons peut-être bientôt plus rien, c’est le sens même des choses promises à l’évanouissement.

Rien de plus logique métaphysiquement. En attendant, il faut veiller, attendre la prochaine venue d’un ami, d’un visiteur, d’un photographe passé par la bouche d’Hadès.Le vent joue de ses grandes orgues, faisant trembler les maisons de papier, et, dans les chambres au papier peint hors d’âge, les ampoules électriques.Dans le donjon de la mémoire, il y a des voiles dansant sans fin entre des murs de pierres. Il y a un guide en tenue de pâtre, ou de prêtre, mais ne le cherchez pas, il s’est déjà enfui.


Le temps emporte les visages, les habitations, les enfants, et les dépose où il veut, en France dans un village de l’Ariège, au sommet d’une cordillère, dans une cour d’immeuble.

Valparaiso, Lectoure, Condom et Aussillon portent le même nom ésotérique.

La formacion de las Olas dialogue avec la mort, c’est un livre hanté, et fraternel, de solitude à solitude. Dans un texte rageur construit en un seul long paragraphe, Arno Brignon s’explique : «C’est un voyage dans un lieu où l’histoire et la géographie restent incertaines, un lieu où les chiens courent libres dans les rues après les voitures, un lieu où les montagnes et les collines sont un écho incessant de la sainte guerre économique, un lieu où les grands ensembles sont détruits, remplacés par de petits chez soi, un lieu où les hôpitaux et écoles deviennent des musées offerts au touriste de passage. » Il faut tout reprendre, repartir de presque rien, et ne pas hésiter à saisir les mains du lâcher-prise. L’affection, le bruit neuf, et l’utopie.




Fabien Ribery