Descendre pour remonter le temps
Dernier jour
Le temps a changé ; après une dernière journée très chaude, le ciel se voile et le vent fraichit, comme pour une fin d'été ; si les feuille n’étaient pas aussi vertes, on pourrait se croire à la veille de la rentrée des classes. Il faut croire que même la météo veut se mettre au diapason de cette bascule du 11 mai.Je reprends ma to do list du départ qui avait fondu dans les premiers jours et bien moins depuis. Le procastination est devenu le mot d'ordre ici, et écrire ce journal, la bonne excuse pour ne rien faire d'autre... C'est Caroline qui a lancé l'idée, le premier jour, de faire un carnet familial du confinement ; on avait trouvé dans les placards le cahier idéal de la marque « super Corona » et on s'était fait un portrait au polaroid avec cette envie de plagier opalka pour ces deux mois à venir. Finalement, je serai le seul à avoir poursuivi l'exercice au-delà du deuxième jour. Je ne regrette pas ; c'est la première fois que je me force à écrire de facon régulière, la première fois aussi, que j'écris en direct, la première fois aussi, qu'en dehors des commandes, je travaille en numérique. Presque une révolution pour moi ! On fait quand même un autre selfie pour ce dernier jour, qui ressemble décidément beaucoup au premier. C'est le grand ménage dans la maison, à la seule difference que c'est moi qui, cette fois, tiens le manche de l'aspirateur et la serpillère. La maison n'a jamais été aussi bien rangée, après ces 2 mois, à trier, classer, ordonner. J'ai même retrouvé, un jour, mon premier appareil photo dans une caisse du garage, un cadeau de mon père pour mes 12 ou 13 ans. Je me souviens qu'il avait épluché les comparatifs, puis qu'on était allés à la Fnac des Halles acheter ce boitier. Il avait beau me dire qu'il était ce qu'il me fallait, ce qu'il y avait de mieux, je trouvais qu'il manquait cruellement du zoom et de toutes les options qu'avaient ceux des copains. Il m'a suivi jusqu'à ce que je déménage à Toulouse sans que je m'en serve vraiment beaucoup. Le goût pour la photo m'est venu bien plus tard, vers 2005, peu de temps après avoir rangé l'appareil dans cette boite où je le redécouvre aujourd'hui. Je ne m’en souvenais plus, mais c'est un 35mm fixe autofocus qui ouvre à 2,8, un boitier comme ceux qui m'ont accompagné avec bonheur depuis 2010. C'est drôle que je le retrouve aujourd'hui, maintenant que j'ai l'impression d'avoir enfin réussi à travailler en Numérique. Je ne sais pas, si je garderai cette option pour demain, tant l'argentique a façonné ma photographie mais, pour la première fois, j'ai envie d'essayer... Enfin, j'irai quand même remettre une pile dans le boitier, voir si il sera réapparu trop tard dans ma vie, après être arrivé trop tôt. La luminosité tombe, je remplis ma dernière attestation, pour aller jeter le verre des apéros quotidiens, avec moins de satisfaction que je pensais, tant demain est incertain. Je crains que Deleuze et Edgar Morin n'aient raison. Que demain ressemble à un hier puissance 10, que cette attestation ne soit que le début d'un contrôle qui s'immiscera toujours plus dans nos vie. A regarder les cartes de contamination, il y a quelque chose de très manichéen à ce virus qui semblait taper plus fort sur les sociétés qui auront faconné le capitalisme et le monde d'aujourd'hui, comme une revanche de ceux qui ont subi. Mais cette vision, je le sais, ne peut tenir la route. L'ancien monde ne va pas lâcher ses quelques siècles de domination sur le monde aussi facilement. Les accusations vers la Chine se multiplient, à juste titre ou dans les complots les plus fous, mais la fin de l'histoire n'est jamais belle lorsqu'elle a opposé les peuples ; il va falloir vite s'en souvenir, pour ne pas tomber dans cette facilité qui conduit à un racisme qui n'aura en lui que les germes d'un mal futur. Pourtant, la menace la plus importante, celle climatique, demanderait une union sacrée comme on n’en voit que dans ces films ou les extra-terrestres décident d’envahir le monde, même la pandémie n'y sera pas parvenue. Enfin, il paraît que demain est le premier jour du nouveau monde alors, soyons désinvoltes, n'ayons peur de rien et, en route pour la joie comme chanter celui désormais banni. C'est mon dernier post sur ce journal, j'oscille entre optimisme et pessimisme, sans savoir si la peur du lendemain va me figer ou m'agiter. Mais je sors de ce confinement comme au retour d'un de ces voyages que l'on qualifie à posteriori d'initiatique. Il me faudra encore du temps pour en voir toutes les implications, au-delà des bonne résolutions et des bonnes et mauvaise nouvelles immédiates. Dans les mauvaises, il y a celle de cette résidence dans le Couserans que je devais poursuivre, un endroit pour me retrouver seul parfois, en famille d'autres fois, pour retrouver ce lien au sauvage, pour écrire aussi maintenant que je sais que j'aime ça, pour faire quelque chose de toutes ces nouvelles questions qui m'animent. Je pensais naïvement qu'elle pourrait reprendre dès maintenant, il me faudra attendre au moins septembre pour cela... ça ne m’empêchera pas d'aller marcher dans les bois. Et même si le tout-Toulouse à la même idée, avec les montagnes, il suffit de monter toujours plus haut pour être seul ; alors, avec Caro et Jo cet été, on ira dormir dans les estives ou au-dessus s’il le faut. On s'est habitué à ce microcosme amoureux que l'on avait tant rêvé, il nous aura juste manqué les embruns pour les uns et les sommets pour les autres. Nature et famille semblent faire un beau diptyque pour le futur, un peu naïf peut-être puisqu'il va falloir lutter contre l'urgence qui va se remettre en place, se battre pour garder la valeur du temps, la valeur de l'autre, celle de la planète aussi. Lutter contre nos peurs, quelles soient objectives ou non, se battre aussi pour que création ne rime plus avec richesse et croissance, mais rime toujours avec lien et artistique. Demain nous serons le 11 mai, demain sera un autre jour…
Jour 51
Nourrir ce journal est de plus en plus difficile, je fais moins de photos, je n'arrive plus à trouver ces petits temps seul nécessaires à l’écriture. On vit tout les trois comme une seule entité, la discipline pour préserver des espaces à l'autre s'amenuise. Le plaisir du début d'entendre Caroline parler à ses patients m’insupporte par moments. Il faut dire qu'avec le casque sur les oreilles et les faibles micros des téléphone, il faut plus souvent crier que parler pour se faire entendre. Le télétravail n'a plus rien d'exotique, il s'est installé dans toutes les pièces de la maison du matin au soir. Alors aux premières heures de la journée, je sors glaner les mots de la colère sur les murs du quartier. Comme pour les champignons, il faut y aller tôt, sinon on ne trouve rien d'autre que la trace du karcher. Les murs de la ville n'ont jamais été aussi propres. Il faut dire que côté politique, on est revenu à la parole unique, enfin aux deux voix de Philippe et Macron. Hier, derrière son bureau dans un léger bordel savamment mise en scène, le prince a parlé aux artistes, enfin aux intermittents, car pour les auteurs, les plasticiens, les photographes, ils ne restera plus que cette curieuse allégorie de Robinson, du fromage et du jambon, faudrait voir à pas être vegan en plus d'artiste... Plus ce fameux 11 mai approche, qu'il faudra dans le futur penser à instaurer en jour de confinement géneral en mémoire de ce moment, plus l'envie de déconfinement est forte, même la tortue a tenté de se faire la malle ce matin. Mais les affiches « fermé jusqu'à nouvel ordre » sont toujours omniprésentes sur les grilles baissées, pourtant il me semble bien qu'on y est arrivé ce nouvel ordre. Enfin, il reste le jardin comme un espace un peu préservé et cette sensation par moment d'être à l'intérieur d'une volière. La cage est toujours plus agréable avec cette multitude d'oiseaux que sans. Je me demande si vraiment ils sont plus nombreux cette année, ou si c'est seulement moi qui y prête l'attention nécessaire. Je ne boude pas mon plaisir de les observer, ni celui pardoxal de cet été toujours un peu plus en avance, j'ai lu que cette année était la plus chaude jamais enregistrée. On mange dehors, du petit dej’ au dîner, commentant le passage de la fauvette, les nouvelles pousses du jardins et les travaux futurs qui ne se feront pas tous. Il y a d'ailleurs cette balançoire trop petite désormais pour Joséphine, qu'il faudrait démonter ; mais l'enlever, c'est acter la fin de l'enfance, on préfère encore la garder pour cet été.
Jour 50
On atteint la limite des échanges de livres entre copines, il est temps de réalimenter le stock, d'aller acheter le troisième tome du Gardiens des Cités Perdues que Joséphine réclame. Bonne excuse pour nous pour s'acheter un bouquin. Je m’aperçois que je ne sais pas trop comment chercher. C'est bizarre de chercher un livre sans avoir accès aux rayons de la librairie ou de la bibliothèque ? J'ai pas très envie de lire 50 critiques sur mon écran pour choisir un roman et puis j'aime cette habitude de choisir mes livres par cette intuition bien volontairement faussée par les tables des libraires ou par le bouche à oreille. Perdu d'avance, je pars sur des sentiers connus, j'opte pour Ernest Peak, d'Hugo Pratt, que je convoite depuis plusieurs mois, empêché jusqu'à présent par le prix. L'heure ne devrait pourtant pas être aux dépenses, mais je me donne bonne conscience en me disant que ça soutiendra un peu le Chameau Sauvage, cette librairie qui venait d'ouvrir dans le quartier. Un sacré pari avant le confinement, une utopie, maintenant, qu'on aurait bien envie de voir durer. Suivant cette ligne entre bonne conscience, solidarité et envie d'y croire, on est tombé sur deux cycliste vaguement costumés en livreurs uber cherchant une adresse dans le quartier. Bénévoles « Pour Eux », une asso qui vient prendre au domicile de ceux qui veulent cuisiner des plats à donner à ceux qui sont à la rue. A partir de demain, on cuisinera un peu plus chaque soir, pour cette version 2.0 de l’assiette d'antan réservée au voyageur de passage, à celui qui a faim. Il va falloir se rappeler tous ces gestes de bon sens dans cette société qui risque de virer plus vers Zola ou Dickens que vers l'état-providence. En attendant, on tourne dans la maison, avec cette date du 11 mai comme la lumière au bout du couloir. La promesse d'une fin qui ne sera que le début. Le début de cet après qui occupe toutes les conversations au point d'en éclipser la maladie dont plus personne ne parle. On parle mesure barrière, télétravail, de ces mois d'été à venir, des 100km, de l’école qui reprend, puis non. Ca tombe bien, on se demandait quoi faire pour Joséphine… Partagés entre l'envie qu'elle puisse terminer son primaire, revoir les autres enfants, et celle de ne pas faire de connerie, ne pas prendre de risque inutile, et cette nouvelle maladie infantile qui vient d'apparaitre à point nommé n'arrange pas les nœuds dans la tête. La mairie de Toulouse n'ouvrira qu'une école sur 3 lundi, pas la nôtre, donc l'affaire est réglée. On ne va pas non plus se battre pour une rentrée qui ressemble plus à une garderie, pour remettre les parents à la production qu'à un vrai souci éducatif... Alors, à défaut d’école, on pense aux vacances, maintenant qu'il semble de plus en plus sûr que les adultes en auront bien moins que prévu, il va bien falloir occuper les enfants. En discutant avec les autres familles, les grands parents tiennent chez beaucoup la pôle position, nouvelle preuve que la maladie a déserté les pensées. On arrive pas à s'y résigner, oui, le risque est faible, mais il existe. On pense à ces histoires de transmission dans la famille, de cette culpabilité d'avoir porté la maladie, la mort parfois à ses aïeux. Une éventualité, aussi infime soit elle, qu'il n'est pas possible d'imposer à notre enfant. Et puis on a pas tant besoin de garderie, je ne suis pas prêt de retravailler, que de faire vivre à Joséphine autre chose que le microcosme familial. Alors on a vu que la mairie ouvrait les inscriptions pour ses colonies d'été, je ne sais pas si elles auront lieu, mais on y inscrit Joséphine, qu'elle puisse s’évader un temps. D'ailleurs, pour nous aussi, le besoin d'ailleurs devient plus pressant ; en attendant, on sort de plus en plus, presque une fois par jour, et je vois que nous ne sommes pas seuls, il faut de nouveau faire attention en traversant. Les gens se sont habitués aux files d'attente, au gel. Pour les masques et la distanciation, c'est bien moins évident. En passant devant l'ARS, eux qui établissent ces fameux gestes barrières, je vois quatres employés un peu trop regroupés, fumer et discuter, gobelet de café à la main devant la porte. Une vision de l'ancien monde. Je ne leur jette pas la pierre ; moi non plus, je n'arrive pas à tenir la distance longtemps en présence d'amis. C'est toujours plus flagrant quand on regarde l'autre, mais c'est évident que notre distance sociale n'est pas de 1m50, et celle des enfants encore moins.
Jour 46
...
Jour 45
Le Premier Mai s’annonçait sans muguet et sans manif, mais finalement, on aura quand même un peu des deux. Joséphine a trouvé un tuto pour faire des brins en origami et côté manif, je ne sais pas s’il y aura un printemps francais, mais la grogne monte. Les banderoles et affiches bourgeonnent dans le quartier. Sur le mur de l'école, est écrit « pour Macron, déjà la crise de la quarantaine ». Si les publication sur les murs ont quitté un temps le monde virtuel, les modérateurs sont bien réels, eux aussi. Services municipaux et police se hâtent d'effacer les slogans, d'enlever tout message politique, de mettre en garde, jusqu’à vue parfois, ceux qui à la fenêtre de leur chambre oseraient un « Macronavirus, à quand la fin ? », désormais devenu le hashtag du mois. Il y a aussi ces murs blancs « Et après ? », en-dessous, les commentaires s'ajoutent à la manière de ceux sur FB. Finalement, virtuel et réel se fondent un peu plus l'un dans l'autre. Mais au moins, avec les murs de la ville, les messages redeviennent visibles de tous. Ce ne sont plus les algorithmes qui décident de qui peut lire, mais la géographie ...et la célérité des agents modérateurs. Je fais des photos de ceux que je vois, pour garder une trace avant disparition. Caroline a vu de grandes banderoles devant l'église, le temps que j'y aille, elles avaient disparu. En attendant, on fait comme un premier mai, pas grand-chose ; faut dire qu'on est crevés depuis quelques jours. Caroline n’était même pas loin d'être HS en début de semaine, sûrement un petit virus qui traine, aurait-on dit il y a quelque mois. Joséphine, elle, ne quitte plus sa chambre, enchainant les BD. Comme elle a déjà lu et relu toutes ses Mortelle Adèle et autres Bergère Guerrière (moi aussi d'ailleurs), elle s'aventure dans les classiques : Tintin, c'est vraiment pas son truc, mais Astérix bien plus. J'aime bien la voir lire ces livres rescapés de notre enfance, la couverture ne tient plus et les pages sont parfois déchirées. Ca me rappelle mes vacances chez les grands-parents à lire, moi aussi, les BD de mes parents pour lutter contre l'ennui, je dévorais Michel Vaillant, Tintin, Blueberry ou Gaston... J'ai conservé les deux derniers avec moi, pour l'âge adulte...En attendant de savoir si l'école va redevenir un jour un lieu physique, elle reste une activité qui s'organise comme nos boulots. Il y a des heures où l'on est tout les trois en visio, le casque vissé sur les oreilles, le nez dans sur l'écran. C'est un peu flippant, on se croirait dans un bouquin de K. Dick ou Damasio. Côté matières, le sport passe un peu plus à la trappe chaque jour, c'est la géométrie et la géographie qui l'emportent haut la main. Cette semaine, tout le monde a repris son compas pour tracer des cercles de 100 km autour de soi. Elargir le périmètre de confinement, comme une promesse de liberté. A ce petit jeu, on n'est pas malchanceux, Pyrénées et Montagne Noire sont dans ce périmètre encore vert, comme ce printemps sans fin.
Jour 41
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Jour 40
Je regarde mon agenda : ce matin, je pars en Ariège pour 10 jours. A Seix. Sans voiture. En résidence. Seul. Pour prendre le temps de re-penser ma photographie, d’écrire aussi et de monter aux estives pour aller dormir une nuit ou deux, là-haut, avec le berger. Il va pleuvoir cette semaine, il faudra alors se forcer un peu pour sortir, mais marcher dans les bois, sous la pluie est un voyage en soi, les odeurs sont démultipliées, le mystérieux monte avec la brume et les sens sont en alerte, il y a un petit quelque chose d'animal en ces moments. Je sais aussi qu'au bout de quelques jours, le ras le bol de la boue l'emportera sur le mystère. Il sera temps de m'enfermer pour mettre en mots ce qui doit être. Mais mon présent n'est pas plus celui qui devait être et le jourd'hui ressemble à celui d'hier et de demain. Je reste à Toulouse, cela fait maintenant 40 jours que je n'ai même pas franchi le Canal. Habiter Rive Gauche ou Rive Droite reprend un sens. La ville retrouve ses quartiers et ses limites naturelles. Je ne quitte plus les Minimes, sauf pour cette courte excursion à Bonnefoy, il y a quelques jours. Pourtant, aller au Capitole à vélo ne me prendrait pas plus de 10mn, mais au-delà de l’évidence sanitaire, il y a quelque chose d'unique à cette situation qu'il ne faudrait pas venir gâcher par l'excuse d'un ennui éphémère. J'ai envie de vivre le confinement sans détournement, jusqu'au bout, comme une expérience unique, individuelle et collective à la fois. Alors, pas de relâchement dans la géographie, un peu plus je dois l'avouer pour la sociologie. On parle de se faire un apéro à distance avec les voisins, comme ils l’ont fait dans la rue voisine, la semaine dernière. On s’échange chaque jour graines et plants, autant pour nos potagers que comme un bon prétexte à ouvrir nos jardins et à se parler enfin, à défaut de ne pouvoir encore s'inviter. Les visiapéro n'ont pas encore remplacé le besoin social. Je sens bien qu'on n'est pas les seuls, le soir ; depuis le début du ramadan, on entend dans la rue ou sur le parking de derrière, des groupes d'hommes discutant jusque tard dans la nuit. Mais depuis quelques jours, une autre menace auquel nous devons vite faire face se dessine. Les premiers moustiques sont arrivés. Toulouse est devenue, depuis quelques années, une sacrée concurrente d’ Arles en la matière. Du coup, cette année, on se lance dans la construction de moustiquaires aux fenêtres aux portes ; à défaut de voyager cet été, ça donnera à la maison un petit air de Louisiane. La vraie menace, elle occupe les discussions, celle de l'après, pas dans un mois, mais dans six mois. L'incertitude et l'ambivalence de chacun face à l'avenir fait que tous les scenario sont possibles. Dans cette ville qui a cru qu'Airbus pouvait être une mine d'or sans fin, les questions et critiques décollent. Il paraît qu'ils ont déjà coupé les contrats avec tous les sous-traitants. Le mythe d'un destin à la Détroit apparaît dans les plus noirs discours... Au moins, si ça devait arriver, ça arrêterait cette schizophrénie d'une ville où les votes écolos progressent au même rythme que les usines d'avion. Il y a quand même des espoirs pour cet après, des discours qui donnent envie d'y croire. Enfin, aucun chez les photographes, l'avenir risque d'être sacrement sous exposé pour nous….
Jour 38
J'ai la sensation qu'une bascule imperceptible s'est installée cette semaine, une sensation que l'on s'est adapté au rythme de ce monde confiné. Ce n'est plus étrange de faire la queue pour faire ses courses, de se parler à distance, de voir plus de joggers que de voitures dans les rues, pas plus étrange que les engagements de la veille ne soient plus valables le lendemain. Le travail reprend sa place dans le quotidien. Dans les locaux, en bas de l'immeuble d'à côté, une nouvelle boucherie ouvre aujourd'hui, juste à temps pour le début du ramadan. Les messages pro et visio-réunions s'enchainent. Là encore, rien d'étrange à voir d'un coup les enfants de l'un ou l'autre envahir l'écran, voir le linge qui sèche en fond. La vie privée fusionne de plus en plus avec celle professionnelle, sans plus aucune zone tampon ni cadre horaire. Le « travailler plus » a de beaux jours devant lui. On est tous rivés à nos écrans, plus encore qu'avant, si c'est possible. Mon téléphone n'arrête pas de bipper, mais les trois quarts de mes notifications sont des smiley lapin et de cœur envoyés par la mère de E., des gifs de chat du père de P. Ca surprend un peu au début, mais les enfants n'ont pas de portable alors, comme partout, le mien est devenu le sien. J'aime bien l'idée que le téléphone soit redevenu cet outil partagé comme celui de mon enfance, mais je sais que ça ne durera pas, l’aliénation aux GAFA est trop forte. Je repense qu'il y a un mois, on discutait ferme avec Caro pour savoir s’il fallait céder à Joséphine sur sa demande de téléphone pour l'entrée en collège... En 15 jours, les digues entre réel et virtuel ont rompu, les habitudes se sont installées, le débat risque d'être vite plié si la rentrée arrive un jour. La pandémie aura été la boite de Pandore et les glissements sur d'autres terrains sont bien plus importants encore. Il va falloir se battre pour retrouver un niveau de liberté qui ressemble à celui d’avant. La contestation et les solidarités naissantes restent un point d'espoir pour le futur. Le Carrefour-Market du coin de la rue s'est d'un coup senti concerné et a mis en place un système de baguettes suspendues, mais il faudra sacrement plus pour lutter contre le raz-de-marée à venir. En attendant, une collecte solidaire s'est mise en place dans le quartier et les messages politiques qui fleurissent sur les murs ne sont plus effacés. Pourtant, je n'arrive pas à penser à l'après, à ce moment où notre trio va devoir de nouveau éclater, à cette lutte qu'il va falloir mener pour le travail, pour payer les crédits, pour vivre avec cette inévitable ambivalence du désir d'une vie passée aussi confortable qu'utopique, face à celle qu'il nous faudra inventer coûte que coûte pour que les biens et services retrouvent leur vraie valeur. Arrivera-t- on à en finir avec les T-shirts moins chers que le tissu nécessaire pour les fabriquer, avec les pommes d'à côté plus chères que les mangues et bananes du bout du monde.... Dans les changements auxquels penser, il y a aussi cette question de l'équilibre des tâches ménagères toujours pas acquise. Caroline est au téléphone avec une maman d'une famille qu'elle suit. La discussion n'est pas facile, elle parle mal le français, mais bien mieux que nous le turc, l'essentiel arrive à se dire. Elle a été malade. Toulouse est un territoire plutôt préservé, au point qu'on en oublie parfois que le Covid est une réalité qui dépasse les articles de presse. Elle a été alitée une semaine, Caro lui demande si son mari l'a aidée. « Oui, il a fait des petites choses, un peu de cuisine, de courses et le ménage de garçon, mais maintenant il faut que je lave toute la maison... ». Le ménage de garçon c'est laver la table sans déplacer ce qu'il y a dessus, c'est faire le lit sans secouer la couette à la fenêtre, passer l'aspirateur sans faire la poussière avant et oublier de laver la cuvette des toilettes... Ca fait bien rigoler Caro, qui lui répond : « je vois très bien ce que vous voulez dire ». Cinglant rappel pour moi qui me croyais bon élève du partage de ce travail quotidien. L'inégalité homme/femme est sûrement la chose la mieux partagée entre les classes sociales de notre société. Le temps passé devant la TV est lui, par contre, bien équilibré ; je m'étais imaginé qu'on en profiterait pour faire le plein de films et de séries. Mais finalement, on est crevé le soir, on se fait quand même un film ou au moins la moitié, en famille après le dîner, c'est Joséphine qui choisit la plupart du temps. Le ton s'est durci, on est passé cette semaine de Studio Ghibli à Hunger Games, il faut bien se préparer à l'avenir...
Jour 36
Marcher dans les bois fait partie de ces choses qui me manquent le plus ; heureusement, il y a la littérature et j'ai pu partir quelques jours dans les Rocheuses, guidé par Shanon Burke. A la fin, je me retrouve de nouveau devant ma bibliothèque, cherchant le prochain départ... raccord avec mon humeur du jour, enfin d'hier, La Douleur s'est imposé rapidement dans le match avec un livre de Science Fiction bien trop réaliste en ces temps. Il était là depuis des années, sur l’étagère la plus haute, sans que jamais je m'en aperçoive, rescapé des années lycée de Caroline, un de ces livres dont on refuse de se séparer, au risque sûrement de perdre un peu plus de sa jeunesse. Le papier est jauni, l'odeur aussi. Petit cadeau pour les sens, pour un retour dans le passé. C'est aussi pour ça que je n'aime pas les liseuses ; choisir un livre est un acte physique. Je ne sais pas de quoi ça parle, mais le titre et l'auteur suffisent. Dès les premières pages, je suis emporté par les mots et la sincérité des émotions de Duras. Ses engagements aussi, qui nous rapprochent de notre présent et ce petit plaisir de voir De Gaulle se faire dézinguer de son piédestal aux premières pages. Les mots sont cinglants ou aimants, toujours justes. La beauté de l'écriture aide à supporter l'horreur qui est décrite. Je m'endors sans savoir si Robert L. survivra, je me réveille à 4h du matin, Joséphine au bout du lit, incapable de se débarrasser seule de son cauchemar. « Tu avais des cheveux tout blancs, papa, tu m'annonçais que tu aller te faire piquer ». Il y a 2 jours, Titoune est allée chez le vétérinaire pour la dernière fois. De la tristesse, mais pas de drame. Plus de 20 ans, c'est une belle vie pour un chat et déjà un bout de temps que l'on savait la fin proche. Et puis, on la voyait si rarement, depuis ces années qu'elle était partie s'installer chez la voisine. 10 ans exactement, quand elle s'était alors sentie délogée par la présence de cet enfant naissant, dont l'inconscient cette nuit honore sa mémoire et ravive cette question de la mort qui nous confine. Le jour se lève et la vie reprend un peu plus chaque matin. Il y a d'abord le chant des oiseaux qui semblent toujours plus nombreux, mais maintenant aussi, le bruit des travaux dans la maison de derrière et même, ce matin, celui d'un Airbus qui fait des tours, nous rappellant la longueur du son de l'avion qui décolle, auparavant si vite éclipsé par le suivant et qui maintenant peut s'étendre de longues minutes sur la ville.
5ème Samedi, j'ai perdu le fil du calendrier de confinement...
Hier, dernier jour de soleil, et au podium familial de la mauvaise humeur, je suis arrivé premier haut la main. Pas vraiment de colère, juste une de ces journées où tout semble aller de travers du matin au soir, où les sentiments comme les décisions sont toujours les mauvais. Je commence la journée sur instagram et FB, je n'arrive pas à regarder les fils des autres, sans jalousie. Je sens bien que cela a à voir avec cette peur qui grandi quant à mon avenir de photographe... Des lieux virtuel qu'il me faut éviter aujourd'hui plus encore que d'habitude, sous peine de niveau d'aigreur insupportable. Reste alors l’écriture comme remède à la mélancolie. Je me remets sur ce journal. Une manip malencontreuse et… j'ai tout effacé, la page web n'existe plus. Pas de cmd Z possible ici. Un acte manqué peut-être en écho aux questions sur le sens de tenir un tel blog... Encore plus depuis que j'ai allumé la radio, il y a quelques jours, entendre Philippe Lancon tirer à boulets rouges sur tous ces journaux de confinement d'écrivains qui fleurissent ici et là, et je pense qu'il a raison. La question qu'il soulève n'est pas celle d’écrire, une nécessité évidente, mais celle de publier. J'ai finalement réussi à récupérer mes textes, je recrée la page en jachère pour la journée, avec les textes et des noms de fichiers remplacant photos et films désormais inexistants. Je crois que dans toute mon ambivalence, j'aurais aimé recevoir un mail qui me dise « Arno, ton site ne marche plus », signe de lecteur à l'autre bout de l'Internet. Finalement, c'est pas plus mal, sans lectorat ça m’enlève le poids d'une culpabilité de publication inutile. Je peux me remettre à écrire. Et en même temps, je le sais ma motivation à cette rigeur nécessaire, me vient de savoir que je suis lu.... c'est sans fin. Pour la photo, c'est un peu la même chose, j'esperais bien que les journaux m'acheteraient quelques photos de ce journal à publier, que toute cette production aurait une vocation économique, mais là aussi c'est chou blanc, des touches mais finalement pas de ventes... Et même mes anthotypes dont j'étais si fier ne fonctionnent plus, sans que je sache vraiment pourquoi, j'imagine que c'est le manque soleil par rapport à la semaine passée... de toute facon ça ne sert à rien, aujourd'hui, ça ne va pas. Il ne me reste plus qu'à aller courir, remplir les rangs de ces joggeurs mis au pilori. Si la marche aide aux pensées, la course est si efficace pour les stopper et aujourd'hui, c'est tout ce qu'il me faut. J'ai tout remis en ordre sur la page. Demain c'est dimanche…
Jour 29
J'ai dû mal choisir mon heure pour faire les courses ou c'est juste pas de chance, mais c'est foule partout. Tant pis, je remonte un peu l'Avenue des Minimes. Je change de crémerie ou plutôt de primeur . C'est marrant ces files d'attente devant les boutiques, c'est comme un éclaté sociologique du quartier. Les anciens du quartier sont devant chez Hicham le primeur, les bobos devant la Biocoop bien sûr ; au taxiphone, c'est la communauté congolaise qui semble s'être donné rdv ce matin ; chez le boucher du métro, faut être bien fringué, et chez celui d'en face, ce sont les mamans qui commencent les provisions pour le ramadan et moi, je m'en vais chez le caviste. Sur le chemin du retour, je m’arrête pour voler quelques feuilles au figuier et au marronnier qui dépassent des grilles ici et là. Je cherche les plus grandes feuilles possible pour mes anthotypes. Ca fait longtemps que je voulais en faire et finalement, dans ce grand retour à l'essentiel, il n'y a pas de raison que la photographie fasse exception. Deux photogrammes et puis, j'ai tiré mes premiers portraits sur les feuilles de capucine du jardin. C'est assez magique. Il faut 2 ou 3 jour d'exposition par tirage, et maintenant je suis en train de voir en combien de temps l'image disparaît, si je la laisse simplement vivre accrochée sur un mur du bureau. J'adore cette idée d'un procédé de tirage sans aucune autre intervention que le temps et le soleil, cette idée aussi qu'il soit impossible de fixer l'image. Soit on la regarde, et on l’altère irrémédiablement, soit on la conserve à l'abri de la lumière, des regards aussi. Allégorie à la situation actuelle peut être. De plus en plus, j'entends, ou plutôt je lis, cette idée que le risque de sortir vaudrait bien celui de rester confiné. Je n'en sais rien, mais depuis le 11 mai annoncé, le monde ne semble plus qu'attendre la sortie comme le diable dans sa boite. Je n'ai pas encore envie de penser à cet après, qui sera de toute façon plus sombre que ce microcosme amoureux que j'aurais pu laisser passer, pris dans le rythme de la vie. Je préfère croire que ce confinement est encore une chance qui m'est offerte et le vivre jusqu'au bout, sans en rêver la fin. Mais de la chance, je sais, j'en ai...
Jour 27
Jour 26
Aujourd'hui c'est férié, je le sais uniquement parce que les poubelles n'ont pas été ramassées. Même le calendrier sur la porte de Joséphine commence à perdre le fil, samedi a disparu, du coup il a fallu faire deux dimanches de suite, mais un seul a vu les œufs pousser dans le jardin. Le merle est revenu nous voir ce matin, mais cette fois, au lieu de fuir vers son nid quand je suis arrivé, il est parti se réfugier dans la chambre, comme pour me narguer un peu plus. Il venait de manger ma fierté, cette petite pousse dans le pot de terre trop grand, qui devait être notre premier pied de tomate pour l'été. Caroline a installé un filet au-dessus des radis qui poussent doucement, pour éviter toute prochaine déception. En attendant, on compte les abricots dans l'arbre, en espérant que le vent ne les mette pas tous au sol avant les rougeurs attendues. L'auto-alimentation n'est pas encore pour demain. Les paniers de fruits et légumes se vident en une semaine et j'imagine l'apprentissage et le temps nécessaires, si on devait les remplir par nous-mêmes. Des pensées qui me ramènent au potager de mon grand-père, aussi immense, que j'étais petit. A la grand mère de Caro qui avait une vache, quelques poules, et le verger qui lui aura, en partie, survécu. Que s’est- il passé pour qu'en si peu de temps nous ne nous souciions même plus de produire un tant soit peu notre alimentation ? En attendant, il ne me reste plus qu'à aller à la boulangerie me placer dans cette queue qui se met a danser à chaque imprévu. L'arrivée d'une voiture décale tout le monde d'un trottoir à l'autre, dans un madison bien rôdé, puis un homme éméché vient faire la manche, s'approche un peu trop de chacun, nous obligeant à ces pas en arrière, sur le côté, devenus symboles de cette rupture sociale qui ne cesse de s’agrandir. En à peine un mois, l'argent liquide a disparu, il n'est même plus possible de donner une pièce. Sur le retour, je remarque que le tag anar qui disculpait le Pangolin, pour condamner le capitalisme, a été effacé. Même en cette période pandémique, il faut éviter la contagion d'idées politiques déviantes. Heureusement, c'est le printemps et les repousses sont vives, plusieurs messages sont apparus depuis sur d'autres murs : contre la police, pour l'égalité homme/femme, contre le capitalisme toujours, pour le climat aussi... Côté mur, il y a celui, virtuel, dont je n'arrive pas à me déconnecter vraiment. Aujourd'hui s'affichent les pronostics de chacun sur les dates annoncées ce soir par la parole présidentielle. A défaut de Ligue des Champions, il faut bien parier sur quelques résultats... On prépare doucement Joséphine, et nous aussi, par la même occasion, à cette idée que le prochain retour en classe pourrait bien être au collège, sans repasser par la case élémentaire. Fin de l'enfance un peu sèche, mais on le sait, les crises font toujours grandir un peu trop vite. Cette après midi, on re-range le garage. Je m'attelle à trier les vis.
Jour 25
Jour 24
En entrant dans la cuisine, je ne suis pas seul, un merle s'envole vers la fenêtre. Un signe d'un retour à plus de nature dans nos vies ? Je ne sais pas, mais je suis juste heureux de ce petit moment de poésie qui m'est offert. Merles, Moineaux, Fauvettes viennent jouer leur partition dans le jardin, parfois même ponctuée par le cri d'une mouette qui m'offre d'un coup, un voyage pour d'autres horizons. Toulouse est une ville plate et nous vivons au rdc, le paysage se resserre un peu chaque jour et je les regarde s'envoler dans cette liberté qu'ils me redonnent. Je n'ai finalement pas trouvé d'Annie Ernaux dans ma bibliothèque, il faudra que je corrige cette erreur, je n'ose dire bientôt. En attendant, je relis la trilogie Nikopol. Caroline prend un bain, à l'eau du même bleu que celui du sang de Jill, la fiction semble se diluer un peu plus dans le réel. Je passe mon temps face à cet écran d'ordinateur qui n’arrête pas, quoi que je fasse pour y remédier, de me dire que mon disque est presque saturé, une alerte qui vaut pour métaphore peut être ? La réalité entre chez nous par ces fenêtres numériques, à coup de fils d'info, de réseaux sociaux où les photos des rues vides succèdent sans relâche à celle des urgences pleines. Sur Pixpalace quand, d'un coup, un flot de portraits d'une même personne jaillit, c'est qu'il est temps de prier pour elle.
Je sors, pour aller acheter le pain, une banalité du monde d'avant. La réalité de mon quartier change de jour en jour. Les rues sont loin d'être vides. Des marcheurs solitaires, masqués, avançant droit vers leur but, n'ayant d'écart qu'au croisement d'un autre des leurs. Des joggeurs plus ou moins confirmés. Des enfants accompagnés par leurs parents dont on sent que la sortie était devenue, pour tout le monde, indispensable. Des groupes ici et là qui s’arrêtent pour parler fort, puisque la distance-barrière interdit désormais le secret. Je suis un peu chacun d'eux selon les moments. Sur les murs, apparaissent les messages d'un groupe anarchiste local qui oscillent entre l'espoir d'un nouveau monde et la colère d'une répression et d'une dépression à venir. Les voitures restent peu nombreuses, une sur deux est pour une livraison, une sur quatre une voiture de police. La crise ressemble de plus en plus à la porte d'entrée vers ce monde que Damasio prédit au fil de ses livres. Au moins, entre masque et lunettes de soleil, qui semble être devenu la nouvelle mode du moment, on aura une chance de déjouer la reconnaissance faciale.
Jour 22
L'autan souffle depuis 3 jours, apportant le mouvement à nos vies stagnantes. Le tempo a ralenti. Le corps montre les premiers signes de lassitude, puis l'esprit s'accoutume à affronter l'ennui. Sur ma liste de choses à faire, les mots barrés sont désormais plus nombreux que ceux restants, et pour la première fois, si peu viennent s'y ajouter, j'ai pourtant la sensation d'être débordé... Joséphine est en vacances, pas de grands changements, on lâche un peu plus sur les écrans. Elle aussi, devient experte en Skype, Zoom et autres visio conférences. Dans une tentative de remettre du réel dans ce monde devenu virtuel, je la vois élaborer des stratégies pour partager jeux de plateau et concours de déguisements avec ceux qui sont de l'autre côté de l’écran. Hier, on est sorti ensemble dans la rue, pour aller offrir un cadeau d'anniversaire à sa meilleure amie, l'occasion de parler sur le seuil de la porte. Elle revient heureuse. « aujourd'hui j'ai vu trois vrais enfants »... On en est réduit au même sevrage physique, multipliant les skypero et les coups de fils. Le lien social tient mais, comme me le dit une amie, seule chez elle : « je ne rêve que d'un câlin, de pouvoir faire la bise, serrer des mains.... ». On a la chance d'être trois.
Je fais moins de photos, un peu plus de videos. A force de voir Joséphine jongler, je m'y suis mis aussi, ça occupe, fait un nouveau rdv dans la journée. A force de voir Caroline le faire, il faudrait aussi que je me mette un peu plus à l'aspirateur et à la serpillière... Les alertes de mon agenda me rappellent la vie que j'aurais dû mener. Ce projet en prison qui devait démarrer en Picardie, je ne sais même plus si il aura lieu un jour. Je ne connais pas ceux qui y sont, mais je pense à eux, à leurs conditions d'enfermement déjà terribles qui n'ont pas dû s'arranger avec l’épidémie, il paraît que les gardiens n'ont même pas le droit de travailler avec des masques et des gants, idéal pour la propagation en milieu clôt. Il y aussi cette résidence commencée à Seix et qui devait se poursuivre dans 15j, marcher dans le bois me manque, rien que d'y penser, alors je replonge dans les photos faites en février. En attendant la vie continue, jour après jour, sans savoir si et quand ce virus va venir nous impacter. Je ne connais personne de près ou de loin qui soit hospitalisée par ici. Toulouse, contrairement à d'autres régions, semble encore préservés d'une urgence aux urgences. Par contre, j'entends autour de moi, ceux qui ont besoin de soins, qui ne peuvent en recevoir. Plus de kiné, plus de consultation psy, les opérations repoussées... Rien de vital à première vue, mais à force d'attendre, la catastrophe risque de n'être pas là où l'on l'attend.
Jour 19
Il fait un temps si magnifique, aujourd'hui, qu'il faut faire un certain effort pour se rappeler pourquoi on ne part pas sur le champ dans les Pyrénées, pour une journée ou deux. Je revois la video, reçue hier, de la virée dans les bois de ces amis qui y vivent, sans avoir croisé ni homme ni pangolin. A nous, il ne reste plus qu'à s'allonger, à regarder au-dessus de nos têtes. Pas tant l’épée de Damoclès qui y trainerait, mais ce ciel bleu, sans même une trainée d'avion qui vienne le couper. C'est peut être la première fois que je le vois ainsi ; même dans les déserts et les montagnes, les avions viennent dessiner les lignes de la mondialisation. J'ai refermé aujourd'hui le livre de Garcia Marquez, j'aimerais comme Aureliano trouver les manuscrit de Melquiades qui me raconterait le début et la fin de cette histoire. Ou peut être que non, pour pourvoir encore espérer que ce virus sera le commencement d'un nouveau monde, pas celui de Macron et consort, un autre monde peut-être comme celui que chantaient Bertignac et compagnie dans mon enfance ou plus surement encore celui de Pierre Rabhi, un monde qu'il va bien falloir re-inventer ensemble. En attendant, je reste dans mon petit univers. J'y suis toujours si bien ! même si on s'ennuie un peu parfois et que, comme un nouveau rituel, à 20h30 les tensions montent pour redescendre aussi vite. Puis, il est enfin l'heure de se retrouver à deux, jusqu'à être seul face à ses rêves et ses insomnies, et attendre alors ce nouveau lendemain à trois.
Jour 16 ou 17
Je ne sais plus où l'on en est dans le décompte des jours de ce nouveau calendrier, mais les poissons qui se collent ici et là me rappellent la date d'un almanach pas encore révolu. Les rituels de l'ancien monde ne sont pas encore attaqués par ce virus-là. En attendant, les blagues les plus courtes sont les meilleures, paraît-il, comme les engueulades en cette période. Il faut couper court à toute tension, il n'y pas de place dans ce huis clos pour laisser les piques ou la rancœur trainer. Pas d'échappatoire à l'autre ; alors, comme pour la pandémie, il faut tout faire pour aplatir la courbe au plus vite si on veut éviter le drame. Je suis quand même ressorti aujourd'hui, 3ème fois à la bio-coop, chaque fois les règles sont plus strictes, on ne peut être qu'un seul par rayon, mais les traits sont moins tendus dans le personnel et les sourires et blagues aussi reparaissent. Même dans la file d'attente, l'ambiance est bonne, on parle de l'après. Forcément, devant ce genre de boutique, le panel n'est pas tellement représentatif des scores politiques nationaux. On parle de ce nouveau départ pour la planète et contre le capitalisme que l'on souhaite tous. Deux camps s'opposent : ceux qui voit la pandémie comme un point de passage qui va ouvrir des changements radicaux dans nos modes de vie, les autres qui pensent qu'une fois le confinement passé malheureusement ça repartira comme avant, plus fort même pour compenser. Il y a aussi ce troisième groupe, restreint, qui croit en l'effondrement total. J'avoue que je penche pour les seconds, la mémoire des hommes n’étant pas leur qualité première... Enfin, je veux garder espoir, je me dis que la difficulté économique qui va être, pour la plupart, notre avenir va obliger à bouger les habitudes et les lignes. Et puis, la dynamique sera mondiale pour une fois, condition nécessaire pour lutter contre un capitalisme qui n'a plus de frontière. Mais ce n'est pas encore le moment des larmes même si je fais le plein d'oignons, j'ai fini le stock ce midi, avec le poulet du premier jour qui attendait son sort au congélateur. Les journées se ressemblent, se terminant invariablement par une séance cinéma en famille, ce soir au programme le Dumbo de Tim Burton ; puis, la nuit reprend ses droits, et reste le temps des angoisses. Il faut dire que j'ai pris cette mauvaise habitude de lire Le Monde avant de m'endormir, de lire ce cahier des blouses blanches, beau et tragique, à l'opposé du mien. Il donne un sens à notre enfermement, décrit si bien ce monde en filigrane au mien, celui que j'essaie d'oublier à tout moment de la journée pour pouvoir continuer à vivre.4h du mat’. Je me réveille dans cet état étrange de la sortie d'un rêve trop réel, avec la culpabilité digne du fumeur en sevrage tabagique pris en flagrant délit d'avoir fumer clope sur clope dans son sommeil. J'ai serré la main pour dire bonjour à ceux que je croisés, même fait la bise à certains je crois....
Jour 13
Passés les premiers jours, les habitudes s'installent, celle du laisser-aller en premier... aujourd'hui, on se lève à 9h15, loin déjà des 8h fixées comme heures du réveil des premiers jours. On va mettre ça sur le compte de l'heure d'été. Mais l'excuse ne pourra pas tenir longtemps... Ça fait quelques jours aussi que je n'ai pas écrit dans ce journal et je ne sais plus depuis quand je n'ai pas mis de chaussettes, pas qu'il fasse si chaud dehors pourtant. Il n'y a finalement que l’apéro qu'on arrive à tenir avec une rigueur presque militaire. Un bruit sourd ce matin, je pense à la chaudière, ce n’est pas le moment, Caro aussi se demande ce que c'est, puis le bruit se précise comme ma mémoire auditive, ce n'est qu'une moto dans la cour de l'immeuble de derrière qui démarre, son devenu inhabituel au milieu du silence de la ville.
Un message du « Monde » pour me proposer un fil Whatsapp, histoire sûrement de concurrencer les chaines d'info en continu sur le fil de l’anxiogène. On a banni télé et radio, et j'essaie de ne consulter les journaux qu'une fois, le matin et le soir.... De toute façon, l'urgence n'est plus de mise avant 14 jours, au moins. Et puis, je ne comprends plus rien à ces chiffres et ces courbes qui ne veulent plus rien dire, les morts ne sont finalement pas le nombre de morts... enfin ça dépend des pays. Un autre article, et je lis que 51000 décès dus à la pollution ont été évités par le ralentissement économique à Wuhan.... 51000 c'est à peu près 20 fois plus que le nombre de morts déclarés en Chine dus au virus, mais pourquoi donc alors la lutte contre la pollution et le réchauffement climatique n'est pas une urgence aussi importante que celle de cette pandémie ? Finalement, le seul article que je garde c'est cette si juste chronique d'Annie Ernaux. D'ailleurs, une fois passés les 100 ans de solitude, je vais explorer ma bibliothèque, pour lire ou relire un peu d'elle.
Le bureau est la plus petite pièce de l'appartement, mais c'est là que finalement qu'on passe le plus clair de nos journées avec Caroline, un confinement dans le confinement. Dos à dos, chacun face à son écran. Joséphine a pris le rythme de l’école à la maison, on peut espérer que les devoirs seront une corvée moins pénible le jour où l’école reprendra. Vue la promiscuité, j'entends tout des conversations de Caroline avec les familles qu'elle suit. Une oreille tendue vers la vie dans les quartiers. L’inégalité est criante, un peu plus chaque jour. Les appartements sont trop petits, les tensions montent plus vite... comment rester 24h/24 enfermé dans ces conditions, les rapports à la police à priori pas meilleurs qu'avant. Un enfant lui répond que ce cocona virus, comme il l'appelle, ne l'angoisse pas, mais la restriction de liberté tellement plus. Pour la mère, l'enfermement n'est pas le même, puisqu'elle sort, pour travailler, femme de ménage dans ces foyers de vie et autres institutions médico-sociales. Pas de télétravail pour les ouvriers des quartiers. Heureusement, il y a aussi ces mots, ces gestes aussi qui me rappellent les nôtres, quand elle parle de ce temps qui passe. Souvent à la cuisine, mais pour une fois cela ne rime plus avec obligation, et le bonheur retrouvé à être en famille. Autre appel, autre vision ; ici il n'est pas question de travail, même pas d'école, de toute façon on a inversé les journées ; c'était plus simple, explique-t-elle, dormir la majeure partie de la journée pour vivre la nuit, aucune autre évasion que BFM et Fortnite. Pas de jeux de société, pas de livre, l'énorme chien au milieu qui fait ses besoins sur le balcon, car on ne va pas le sortir à chaque fois... Un appel qui plombe moins que le suivant, celui qui explique à Caro qu'elle sur la liste des réservistes, qu'elle ne va pas tarder à aller devoir travailler dans un des foyers du secteur adulte, où le personnel commence à manquer. Un appel qui sonne la fin de la cage dorée de notre confinement. Les règles sont données, presque aussi applicables que celle du confinement demandé lors d'AZF, toutes vitres cassées. Alors il nous faut trouver une pièce dans la maison qui fasse sas de décontamination pour les retours, se doucher dans une salle de bain à part (que nous n'avons évidemment pas), laver tout à 60°... Ce n'est pas encore, mais ce sera un autre quotidien alors.
Jour 8
Joséphine a pris le contrôle des séances de sport matinales, j'ai du mal à suivre et je regrette maintenant de l'avoir inscrite au Lido (école de cirque)... La routine du confinement commence à s'installer et même l’école à la maison commence à devenir une normalité. On a reçu hier les instructions des maitresses pour la semaine, par mail, puisque le serveur ONE n'a finalement jamais fonctionné, suivi d’un autre mail de la directrice de l’école, à destination uniquement des parents n'ayant ni connexion internet, ni ordinateur... Je pars à la pharmacie, je cherche la clé pour ouvrir ce portail fermé depuis plusieurs jours. Je croise Laetitia, qui descend de chez elle, on s’arrête naturellement à 2 m pour commencer à discuter avec une autre voisine qui nous rejoint dans un triangle où il ne manque que le ballon à s'envoyer pour me rappeler mes jeux d'enfant. J'essaie de me souvenir des dernières fois où j'ai fait la bise, c’était Pablo et Hélène, la semaine passée, une éternité...La maladie se rapproche. Ceux qui l'ont ne sont plus des amis virtuels et, si la mort épargne notre cercle intime, elle commence à devenir de plus en plus célèbre. Et comme en écho, hier soir à Macondo, Remedios est morte, et ce matin Arcadio à été fusillé.Caroline enchaine les coups de fil aux familles confinées dans leur appartements du Mirail, personne ne se plaint, la capacité de résilience est décidément forte. Je pense à eux, à Stéphane aussi, qui vit dans ses 10m2 que je trouve déjà si exigus en temps normal. Les inégalités sont comme d'habitude exacerbées par les crises. Il faudrait que, pour une fois, l'on s'en souvienne après, les efforts demandés ne sont pas les mêmes pour tous. Mais le besoin d'être ensemble est universel. Hier j’étais chez Neil Young, à l’écouter jouer au coin de sa cheminée, puis aujourd'hui, j'ai pris le café avec Gilles à Berlin, et on se prépare un apéro ce soir, de Santiago du Chili à St Germain en Laye. Pas de voyeurisme, mais un besoin de partage dans cette période, où l'on s' invite les uns et l'autre par cette webcam qui devient une porte vers l'intime.
Jour 7
C'est lundi, retour à la réalité, je regarde FB et me sautent aux yeux les dizaines de post de photographes ayant passé leur dimanche à sillonner les rues vides, pour nous les donner à voir hashtaguer du slogan #restezchezvous. Au premiers SMS et autre messages, le virus devient plus réel, des amis sont désormais infectés, heureusement personne n’est hospitalisé. J'appelle Rodrigo au Chili, la réalité est la même. Je ne sais pas ce que nous ferons de cet événement intime et mondial. En attendant, Caro est au téléphone, je l'écoute parler à ses patients et ça me plonge dans ses journées de travail d’où je suis d'habitude absent, si ce n'est dans le contretemps quotidien de l'apéro. Le travail, c'est aussi pour elle la réquisition qui se rapproche un peu plus chaque jour...On pourrait croire que l'on se sentirait à l'étroit dans notre appartement au bout de quelques jours, c'est tout l'inverse, nos 70M2 s'étalent de jour en jour, on retrouve des petits coins et espaces qu'on ne voyait plus. Il faut dire aussi que la voisine de l'appartement au-dessus est partie avant le début du confinement, renforçant cette sensation de microcosme heureux.
Jour 6
Nouvelle journée de jardinage, c'est dimanche, même si ça ne change désormais plus grand chose. Je me dis que la vie devrait toujours ressembler à ça, à part pour écrire ce mot je ne suis même pas allé sur l'ordi aujourd'hui. Et je prends de moins en moins de photos. La bonne surprise du jour vient de la découverte de graines de radis et de choux raves dans le garage, on fait nos semis sous l'œil attentif des oiseaux qui ne s'attendaient pas à tant d'attention pour leur retour dans notre hémisphère. Par la fenêtre je parle à mon voisin d'en face ; au bout de 5 mn, une voiture vient couper la conversation. On la regarde passer comme un ovni et puis on reprend. A 20h, les choses deviennent sérieuses ; dans l'immeuble de derrière, 2 jeunes sortent un videoproj pour ajouter du visuel au son des claps. On est de plus en plus nombreux. Et puisque cette vie ressemble de plus en plus à celle de Charles Ingalls, à 21h30, il est temps d'aller au lit et de retrouver le village de Mancando.
Jour 5
Nuit de merde. 1H du mat, à force de tourner et retourner j'ai compris que je n'allais pas me rendormir, j'ai pris mon livre, 100 ans de solitude, un classique que je n'avais jamais lu, dont en fait assez bizarrement je ne sais rien ; du coup, je suis très surpris par le récit qui ne correspond en rien à l'idée que je m'en étais fait. Ca ne suffit pas pour retrouver le sommeil, j'ai la tête pris par mes pensées, la nuit est l'heure des doutes et des angoisses, je prends mon portable pour lire et relire les articles du Monde, pas le mieux à faire pour s’apaiser... Je commence à réfléchir à cette épidémie, j'avoue honteusement qu'en dehors de la nuit et de mes angoisses, je vis ce moment avec tant de bonheur, que je le prends presque comme une bénédiction. Je lis et re-lis le tableau des morts mis à jour en direct, qui ressemble dans sa forme à celui des médailles pendant les jeux olympiques dont on évoque par ailleurs l'annulation comme à peu près tous les évènements a venir sur cette planète... On parle de confinement total. Sûrement parce que je suis privilégié, pas de malade à la maison, ni dans mon entourage direct, je n'ai pas d'autre lien avec cette maladie finalement que les articles de presse, la menace reste à l’état de fiction. J'en viens à m'interroger sur toutes ces mesures, pour une épidémie qui même lorsqu'elle est mal prise en charge, comme en Iran ou en Italie, semble faire moins de mort que la grippe saisonnière, la canicule ou une épidémie d'Ebola. Je fini par me rendormir sur ces pensées ; en me réveillant, je reprends le tableau de nouvelle mise à jour, 800 morts de plus en Italie en une nuit. J'ai hontes de mes pensées. Je me lève après tout le monde, et je saute la séance de gym... Je me rattraperai cette aprèm, en dessouchant le reste de cet érable dans le jardin qui, sans vraiment gêner, n'a plus sa place dans ce qui doit devenir notre potager. La météo est raccord avec ce 21 mars qui annonce le changement de saison. On passe la journée dans le jardin tous les 3, Caro, armée du karcher pour le grand ménage de printemps, Joséphine avec moi à se croire plus forts que cet arbre, qui reste sérieusement enraciné. On en viendra à bout avec la fin de la journée. Les rires, les repas chaque jour réinventés, le travail tous ensemble et les jeux de société, le tout baigné par les rayons du soleil, on se croirait dans une pub pour l'ami Ricoré... à moins que ce ne soit comme la scène d'ouverture de ce western, qu'on s'est regardé la semaine dernière. Une vie de famille idéale à la ferme détruite en un rien de temps par une attaque, faisant basculer dans le drame le reste de la vie des survivants.
Jour 4
Je reçois des SMS de gens qui m'en envoient peu d'habitude, skype et what's app tournent à plein dans la maison pour que chacun garde un lien avec sa vie sociale... Dans cette recherche de normalité, avec Anne et Gaël, on se fait des réunions tous les jours, pour organiser les projets à venir. Mais aujourd'hui je doute fortement que l'avenir aura la couleur du passé. J’écoute les mesures de soutien à venir, mais je sais bien qu’économiquement ca va être intenable. On vient de demander un prêt à la banque. Un mois à vide, c'est beaucoup déjà, les prochains ne seront pas mieux, et puis après il faudra bien financer la relance puisque comme d'habitude l'homme à la mémoire courte. Alors, il faudra renflouer banques et grandes multinationales, pour que le système ne s'effondre pas, et la culture sera sûrement la dernière case à remplir, on peut espérer au moins que la santé s'en sortira mieux pour une fois... Mais je ne serai plus seul pour une fois, on sera sûrement la moitié de la population à être fauchée, et du coup j'ai l'idée que de nouveaux possibles se mettront en place. Mais ce n'est pas encore le temps d'y penser, même si je me sens (un peu) coupable, j'avoue que je me régale de ces journées tournées vers l'essentiel, tant qu'il nous reste de quoi faire les courses. Ce matin pourtant, c’était mal parti. Dur de mettre Joséphine au travail, je lui crie dessus et elle me le rend bien, Caroline ne tarde pas à entrer dans cette danse de l'ire. Une colère peut être nécessaire pas pour ce que l'on s'y dit, tant la mauvaise fois y a sa place, mais comme une soupape, un rite de passage vers une organisation à trouver ensemble de cette période, qui s'annonce de moins en moins provisoire et qui ne peut être un simple aménagement de notre quotidien habituel ; il y a quelque chose à réinventer. Un espace où il faut plus que d'habitude encore faire attention à l'autre. 20h, on mange dans la verrière comme à chaque repas maintenant, les claps retentissent, ça me rappelle les casseroles de Valpo qui sonnaient chaque soir, la lutte contre le couvre-feu. On se met à la fenêtre et on applaudit aussi, ça dure peu, mais c'est bien de se sentir partie prenante de ce collectif invisible.
Jour 3
Les boites à lettres sont vides, pas seulement des lettres qui on déserté depuis longtemps notre quotidien, mais vides aussi de propositions de rachats d'appartement, de spécialistes en retour de l'être aimé et bonne santé (ce qui pourtant aurait toute son utilité en ces temps), de promo sur le porc et de tous autres prospectus qui voyagent normalement de la boite à la poubelle située juste à côté. A contrecourant de l’actualité, Barnabé (notre tortue) vient de sortir de son hibernation et fait des tours de jardin avec nous. Je reste connecté, les message FB ont changé. Ici est écrit : « je suis positif », là : « 39,7 ce matin ».... des noms que je connais, des amis de réseaux sociaux. L'épidémie se rapproche de l'intime. On a prévenu Caro qu'un de ses patients était atteint. Je deviens hyper attentif à mon corps, je suis hyper fatigué, je sens une douleur aux poumons... mais non ce n'est rien, absolument rien. Dans l’immeuble qui nous fait face peu de gens au balcon, le soir, à peine une dizaine de lumières sur la cinquantaine d'appartements que compte le bâtiment. Où sont les habitants ? Je pensais entendre les cris des enfants sur le parking, comme les jours de WE ou de vacances, mais chaque jour le silence l'emporte.
Jour 2</strong><P>Les petits rituels se mettent en place. A commencer par la séance du sport du matin mise en place par Caro, qui me replonge dans les cours de gymnastique du primaire et me rappelle par là même que je n'avais jamais envisagé depuis de retoucher mes pieds jambes tendues. Je vois sur FB que tout les photographes toulousains, sont allés faire des photos de la ville vide... J'aurais peut-être dû y aller aussi, pour nourrir les archives de l'agence plus que pour témoigner, puisque le travail semble déjà fait par d'autres. Pour le moment, je suis à la maison et je crois que j'aime cette ambiance qui s'installe. J'en viens à me dire que ce virus est une excellente chose. Un stop mondialisé pour ce monde exponentiel qui ne savait plus ralentir. Finalement, je me décide à aller en ville prendre le pouls et faire des photos ; de toute façon, il faut que je passe à la pharmacie. Les rues sont moins vides que je ne le pensais. Je me trouve Place du Capitole, deux autres photographes sont là avec qui ont taille le bout de gras à 2 m de distance. L'un lance « pas facile de choper le moment où il n'y a personne sur la place... » On se paye le luxe de partager un café, pris à une boulangerie industrielle. Devant nous, je ne comprends pas trop ce qui se passe : le client s'est mis à tousser je crois et la vendeuse, s’écroule en pleurs. Je prends d'un coup conscience de la pression imposée aux vendeuses, caissières et autres. Je reste encore un peu, je fais quelques photos, les mêmes certainement que celles faites pas les collègues et je me décide à repartir, ne voyant pas bien ce que je fais là, et ce que mes photos vont apporter au sujet... Je m’arrête sur le retour pour prendre les commerçants ouverts, après un détour dans le métro qui, lui, sonne profondément creux. Je ne sais pas trop comment raconter cette histoire en photographies... J'essaie quand même de faire des photos de notre quotidien, sans grande conviction pour l'instant.
Jour 1
Il m'a fallut 3 jours pour apprendre à couper les informations et l'angoisse qui va avec. Le confinement a quelque chose de rassurant, il n'y a plus à savoir ce qu'il va advenir des jours suivants, puisque désormais le jour d’après succède à celui d'avant, avec le seul défi de renouveler le programme quotidien. Il reste l'angoisse de la maladie, mais celle-ci est tellement moins alarmante que les fils d'infos et les rumeurs des groupe what's app familial ou FB. L'angoisse des premiers jours laisse la place à la sérénité d'un huis clos familial si précieux.
J'ai finalement cédé à la panique du supermarché, hier, et nos frigos sont désormais pleins pour au moins une semaine. A la Biocoop, hier, finis les sourires de rigueur et la lenteur habituelle. Je commence par me faire engueuler d'avoir doublé quelqu'un dans la file extérieure, qui ressemble de plus en plus à la foule devant le rideau de fer de Primark un jour de soldes. Une fille range son vélo et nous prend en photo, réflexe normal devant l’improbabilité du moment. J'ai d'ailleurs fait de même 5 mn avant. Derrière moi, un homme lui crie dessus : « arrête ça tout de suite ou je viens te postillonner dessus... ». Je fais partie du prochain groupe entrant. A l’intérieur, j'ai l'impression d'être dans une épreuve de top chef, tout le monde court pour saisir les carottes, le dernier pain de mie, une bouteille de vin ou un paquet de riz... .