Les doutes

2020
Résidence Terre & Territoires à Thoré la Rochette (Zone i) et Tavers (Val Images)
42 Photos / Textes



Tavers – Briou


Six nuits, cent dix kilomètres, treize kilos au dos. Objectif « Zone i », Thoré-la-Rochette, au bout d’une route qui naît à Tavers. L’été est fini depuis peu, lorsque je quitte le bord de Loire. Sitôt passée la voie ferrée, soigneusement enchâssée en parallèle de la nationale et de l’autoroute, je marche sur les chemins agricoles. La vue est dégagée : le relais TV de Briou, en point de mire de ma journée. Pas de surprise en perspective, le paysage sera uniforme. Une traversée de la plaine céréalière presque entièrement moissonnée.

La saison, encore une fois, a été mauvaise. « Trop d’eau à l’automne, trop sec l’été », m’a dit un gars. Il reste encore les tournesols à finir, le maïs, un peu de soja et quelques betteraves. Devant moi, deux tracteurs sont à l’œuvre, un liquide blanc jaillit des rampes immenses fixées au cul de l’engin le plus proche, lui donnant un air d’aéronef à la Jules Verne. Les lièvres courent à sauve-qui-peut à son approche et moi, j’avance droit vers lui, sur un chemin pavé de patates à l’abandon. Première pose : posté en bout de champ, je contemple le pulvérisateur au travail ; en arrière-plan, la centrale nucléaire crache sa fumée, la photo est presque trop évidente…


Le tracteur s’arrête, un type en saute, il se dirige vers moi. Je me sens seul au milieu du désert. Peu fier, j’anticipe de la part du gars une agressivité… qui ne s’avérera être que curiosité. Après quelques bafouillements de ma part, il me parle des gens qui le prennent en photo du bord de la route ; m’explique que le temps qu’il descende de sa mécanique pour aller à leur rencontre, ces paparazzis amateurs ont généralement déjà pris la fuite. L’idée première, évidemment, qui m’avait traversé la tête. Pour masquer ma gêne, j’engage la discussion. Lui demandant si c’est de l’engrais qu’il est en train d’épandre. Non, il s’agit d’un de « ces produits qui finissent en -ide », qu’il utilise à cause d’un problème de parasite résistant.




On se présente, plus à mon aise, j’alimente la conversation, passant de la centrale de Saint-Laurent qui lui permet, selon la forme du panache de fumée, de prédire l’hygrométrie et le sens du vent, aussi sûrement que son appli météo, aux pommes de terre croisées plus tôt, laissées là car elles ne sont pas du bon calibre… F. sent, dans mes questions, les travers du citadin écolo, ça lui donne envie de poursuivre, moi aussi. Aujourd’hui, il est pressé, car ils « annoncent de l’air », qu’il faut qu’il finisse son champ avant, mais il me propose de venir le voir à sa ferme.
L’occasion se présentera rapidement. Quittant alors une fois encore la ville à pied, je remonterai le Lien, le ru du coin, jusqu’à sa source. Il y a là plusieurs fermes, lovées autour de l’oasis que constitue ce minuscule cours d’eau, qui semble alors si bien porter son nom ; au-delà, ne souffle que le vent glacial que rien ne vient arrêter. La plaine, nue, hurle sa colère. Les champs sont maintenant tous labourés. L’horizon est noir de cette terre retournée. Je rejoins le ruban lisse de l’asphalte, un corbeau s’envole, m’accompagne jusqu’au corps de ferme. De part et d’autre de la cour, deux bâtiments en vieilles pierres, devenus lieux d’habitation ; dans le mur d’enceinte du fond, un portillon en bois, mi-ouvert à la manière d’une écurie, laisse deviner la vue sur l’immensité. Les tracteurs ne logent pas ici, mais dans un hangar que j’ai aperçu en arrivant. Pas de chien, pas de poule pour m’accueillir. S’il n’y avait les sacs d’azote et de semences entreposés sur un plateau dans le préau qui fait le coin, on ne parierait pas que le lieu a conservé une vocation agricole.

On s’installe devant d’un café, autour de la table en bois qui occupe la pièce. Au mur, des reproductions de la carte de Cassini et de la Sieste de Van Gogh évoquent la genèse paysanne. F. est pédagogue, lui qui regrette tant que le contrat entre l’agriculteur et le consommateur se soit rompu. Pour remédier à cela, « la culture peut être un sillon où semer », pose-t-il. Une phrase aux accents de Cicéron[1], qui souligne le parallèle entre nos professions. Ne jurant que par l’argentique, je pourrais d’emblée ajouter aux affinités la dépendance à la chimie. Mais au-delà de l’idée de transmission, c’est aux subventions, indispensables à l’un comme l’autre, qu’il fait allusion. De la PAC[2], il touche autour de trente mille euros par an, à ajouter aux revenus des récoltes, tout ça pour un salaire à peine supérieur au SMIC, dont il consacre une part à tenter de racheter les terres qu’il cultive.
Si l’acronyme « PAC » sonne comme ce glouton informatique dont le seul but était de tout dévorer, il rime plus encore avec agriculture productiviste et Europe technocratique. F. me rappelle l’histoire ; à la sortie de la Guerre : la pénurie, le besoin, alors, de retrouver une sécurité alimentaire, tant en termes de production que d’un point de vue sanitaire. Et puis les prix garantis, qui ont su protéger les agriculteurs et relancer la machine. Enfin, ça, c’était avant 1982 et l’effondrement des cours paradoxalement dû au succès de cet élan productiviste. Un malheur n’arrivant jamais seul, la libéralisation totale et l’entrée des traders dans le jeu ont fini par assujettir le cours des céréales plus à l’humeur de Wall Street qu’à la sécheresse ou au gel.


[1] « Un champ, aussi fertile qu’il soit, ne peut être productif sans culture, et c’est la même chose pour l’âme sans enseignement. » (Tusculanes, II, 13).

[2] Politique agricole commune de l’Union européenne.

[3] Association pour le maintien d’une agriculture paysanne.

Aujourd’hui, l’Europe tente de compenser ses erreurs. Celle de la concurrence déloyale qu’elle a instaurée : bascule dans les années 1970, au moment où, au lieu de diversifier les cultures, elle s’est mise à revendre à perte, aux pays émergents, les excédents des récoltes. Et celle, environnementale, puisqu’on estime à plus de vingt pourcents la participation de l’agriculture au réchauffement climatique, sans parler de la pollution des sols et des eaux.

Malgré tout, lui y croit, à ce système, le seul capable d’assurer une réelle sécurité alimentaire, et des denrées abordables pour une population mondiale toujours croissante. Qui d’année en année consacre moins à l’alimentation et plus à de nouveaux besoins « essentiels » ; la pomme du smartphone finit par importer plus que celle que l’on croque. F. me rétorque aussi, que j’ai beau parler de circuit court, on ne pourra pas nourrir tout le monde avec des Amap[3] ; que d’ailleurs, en passant, le sucre des betteraves est plus local que celui de la canne des Caraïbes. N’empêche que deux milliards d’individus ne mangent toujours pas à leur faim, et quelques centaines de millions bien trop. La solution du toujours moins cher n’en est finalement peut-être pas une. Sur le rebord de la fenêtre, le corbeau semble lui aussi à l’écoute. Son avenir, après tout, est plus que lié aux décisions des hommes. À moins qu’en bon charognard, il n’attende simplement son heure.



Extrait du texte “les doutes”editions Filigranes/zone i





Entre septembre et novembre 2020, Arno Brignon a marché. Il a relié Tavers à Thoré-la-Rochette, du Val de Loire au Perche Vendômois en passant par la Beauce. En sillonnant ce territoire rural exploité, habité mais aussi déserté, Arno en a révélé les richesses et les failles. Réalisées avec un appareil photographique amateur et des films argentiques périmés. Le récit humaniste et sensible qu’il a écrit lors de son cheminement solitaire évoque notre monde en mutation et tente de comprendre ce que signifie l’exploitation de la terre par l’homme, l’écologie ou encore le « vivre ici » aujourd’hui. Nous voyageons dans une sorte de road trip intemporel et le paysage semble atomisé de couleurs surnaturelles…



Mat Jacob et Monica Santos